IL SUFFIRAIT

DE PRESQUE RIEN


Lauren Vittore


 

Pour l'éblouir, je l'ai invitée dans mon restaurant préféré. Je veux que nous passions une soirée inoubliable. Il faut que je me montre à la hauteur de la situation.

 

« Voilà, c’est ici. Tu ne seras pas déçue, c’est le plus grand restaurant de la ville, du département, de la région même. Une table étoilée, qui clôturera parfaitement notre petit week-end… Le chef est une vieille connaissance, c’est ainsi que j’ai pu avoir une table, parce que sinon, hein, la liste d’attente est infernale ! Entre donc, ma douce…

Bonsoir, en effet nous avons réservé, pour deux personnes, au nom de Solis-Merival… Près de la baie vitrée, bien sûr, le spectacle de la ville illuminée est tellement impressionnant… Assieds-toi, ma douce, et profite. Du champagne, s’il vous plaît, pour commencer… Tu préfères du coca ? Comme tu voudras… Amenez tout de même une bouteille de Dom Pérignon, je pense que Madame changera vite d’avis.

As-tu vu comme la salle est agréable ? Tout ici est follement élégant, ne trouves-tu pas ? Parmi toutes les grandes tables que je t’ai fait découvrir, celle-ci est un cas à part. Un petit coin de paradis à moins de cent cinquante kilomètres de la capitale. Ah, il ne suffit pas d’avoir de l’argent, le chef a ses têtes ! Il déteste les tablées bruyantes ou les personnalités un peu vulgaires, et sa réputation est telle qu’il peut se permettre de choisir sa clientèle. Tu verras, quand tu auras goûté sa cuisine, tu n’auras plus qu’une seule envie : revenir.

Pardon ? Ce que j’ai à te dire ? Voyons, ma chérie, décontracte-toi, nous avons toute la soirée ! Prenons notre temps, la nuit est si douce… Tu es très en beauté, ce soir, ma chérie. J’espérais que tu aurais mis ta robe rouge sang, celle que je t’ai offerte la semaine dernière et qui te met tellement en valeur… Quand tu la portes avec quelques bijoux bien choisis et tes cheveux relevés en chignon flou, tu deviens une créature de rêve, une déesse inaccessible, tu es La Femme, la seule, l’unique… Tous les hommes se retournent sur ton passage, te suivent du regard et m’envient, alors que les femmes te détestent d’emblée… Mais tu le sais, sans doute… Mais oui, tu es tout de même assez habillée, ce soir, d’ailleurs, sur toi, un jean troué et un simple tee-shirt, comme en portent les jeunes de votre génération, est déjà d’une élégance folle… Rassure-toi, ton chemisier blanc et ton pantalon de cuir te vont parfaitement, un corps de vingt-deux ans comme le tien peut tout se permettre… Ce soir, tu as toutes les primes : celle de la jeunesse, celle de la beauté, et celle de la différence… Regarde autour de toi, toutes ces femmes tristes, blondes, pâles et maigres, qui ne sortiraient pas sans deux heures de maquillage… Tu es la seule Méditerranéenne, aux yeux bruns et au teint mat, aux lèvres rouges et aux cheveux noirs, tu incarnes la vie, et tu l’as d’ailleurs devant toi… As-tu vu le maître d’hôtel, tout stylé qu’il soit, comme son regard a glissé vers l’échancrure de ton corsage ? Pour venir ensuite se poser sur mon visage et revenir très vite vers le tien ? Surpris, son regard était surpris…

Pourquoi te fais-je autant de compliments ? Mais parce que tu les mérites, ma douce. Plus encore ce soir qu’aucun autre ? Aurais-je manqué de galanterie les mois précédents ? Sans doute ne devais-tu pas m’écouter avec autant d’attention…

Tu ne veux toujours pas de champagne ? Tu as tort, il est parfait, exactement comme je l’aime. Un autre coca ? Non ? Comme tu es raisonnable…

Ah, voici les cartes.

As-tu faim ? Je te conseille les produits de la mer, le chef a bâti sa réputation sur les coquillages et les crustacés. Les coquilles St Jacques te tentent ? Ici tu les auras à la truffe et aux oranges sanguines… Peut-être préfères-tu le homard ? Je te le conseille à l’américaine, cuisiné avec un soupçon de cognac, une splendeur… A moins que tu ne choisisses la langouste ? Ne me dis pas que tu cherches un hamburger, tu me contrarierais fortement ! Une viande rouge ? Si tel est ton désir… Tu as le très classique tournedos Rossini, revisité par le Chef, ou encore l’excellent carré d’agneau de lait, au concombre et au raisin… Quelque chose de plus léger ? Peut-être le carpaccio de bœuf à l’italienne ? Cela te va ? Bien, je ferai comme toi, cela nous permettra d’accorder le vin… Tu ne veux pas de vin ? Même un rosé léger, ma douce, qui pèserait à peine sur tes hanches ? Regarde, il y a là un bordeaux rosé, absolument pas prétentieux, le château Salicorne, très fruité… Non, tu veux de l’eau. De l’eau plate. Tu ne me facilites pas la tâche, tu sais… Tu préfères garder les idées claires ? Sage décision ! Ah ah, tu souhaites toi aussi me parler ? Diantre ! C’est une soirée de confidences, alors ? Si nous passions commande avant d’entamer les révélations ? Garçon !

 

  Michel Villegas

 

Attendons que les plats soient servis, veux-tu ? Profitons de cette excellente chère avant… avant de nous confier l’un à l’autre.

Ah, au fait, que voulait ce jeune homme qui s’est arrêté hier après-midi  à notre table sur le port ? Tu ne te souviens pas ? Mais si, j’étais au téléphone et je suis retourné à la voiture chercher mon agenda, un problème au cabinet, dès que je m’absente mes collaborateurs sont perdus, mais si, je t’en ai parlé par la suite, une cliente qui voulait intenter un procès à son entrepreneur, puis ne voulait plus, préférait négocier, un vrai casse-tête… Bref, quand je suis revenu vers toi, il m’a semblé voir un jeune homme debout près de notre table et qui discutait avec toi… Tu ne vois pas ? Un grand brun, beau garçon, il portait un jean et un polo jaune pâle… J’ai toujours eu le sens des détails, tu le sais bien… Tiens, il portait des mocassins gris, je me souviens parfaitement… Cela m’a surpris, vous les jeunes, vous affectionnez tellement l’uniforme jean-tee-shirt-baskets… J’ai même cru un instant reconnaître David, le fils de mon associé Guy Merival, mais il m’aurait salué, n’est-ce pas, s’il avait été David, il ne se serait pas sauvé dès qu’il m’a vu approcher… Il est vrai que je ne vois pas non plus ce que David ferait par ici, son père m’a appris qu’il était quasiment fiancé, avec une beauté des îles, je crois bien, c’est assez récent… Ce n’était donc pas David, n’est-ce pas ? Qui était-ce ? Tu ne vois pas ? Oublions, c’est sans importance…

Ah, voici nos plats. Toujours pas de vin ? Eh bien je boirai pour deux… Ah, ce petit bordeaux est une merveille, maître d’hôtel, juste à la bonne température, Madame ne sait pas ce qu’elle rate… Bon appétit, ma douce.

Veux-tu prendre la parole en premier ? Non, tu préfères d’abord m’écouter. Comme tu veux.

Ce que j’ai à te dire, ma chérie, me cause une peine immense. Je le gamberge depuis quelques semaines déjà, je ne savais pas comment aborder le sujet. Mais je place ton bonheur au-dessus de toute autre considération et je ne pouvais plus reculer.

Voilà.

Je voudrais que tu me pardonnes. J’ai agi comme un épouvantable égoïste. Ne fais pas ces yeux ronds, il ne s’agit pas de ce petit coupé que j’ai refusé de t’acheter le mois dernier, je te le refuserai encore aujourd’hui, ce n’est pas un achat raisonnable. Ne reviens pas là-dessus, s’il te plaît, je ne changerai pas d’avis et ce n’est absolument pas le sujet. Je te parle de moi, de nous, je me suis comporté comme… comme un vieux salopard. J’insiste plus sur le vieux que sur le salopard. Et ce depuis le début. Le début de quoi ? Mais depuis notre rencontre, ma douce. Te souviens-tu ?

Tu venais d’arriver au cabinet comme secrétaire stagiaire, tu nous avais tous éblouis avec tes vingt ans insolents de fraîcheur, de vie et de beauté… Et moi, avocat reconnu et principal associé du cabinet, avec mes trente ans de carrière et mon expérience d’homme mûr, je n’ai pas su te résister… Si tu savais comme je m’en veux ! Non, ne te méprends pas, tu m’as rendu heureux, immensément, chaque jour auprès de toi fut un bonheur que je n’attendais plus, mais tout ce temps je n’ai pensé qu’à moi, à moi seul, à mon plaisir, en vieil homme puissant et égoïste… Comme je regrette de t’avoir entraînée à ma suite ! Tu ne peux deviner combien je déplore ces deux années que je t’ai fait perdre !

Tu me dévisages avec un air ahuri et incrédule… Comment te faire comprendre ?

Connais-tu Serge Reggiani ? Non, ce n’est pas un homme politique italien, ni un joueur de foot, pas non plus un acteur de série policière… Ce nom ne te dit rien, bien sûr, ta génération ne connaît que les artistes anglo-saxons… Revenons-en à Serge Reggiani. C’était un chanteur français, d’origine italienne, qui a connu ses plus grands succès dans les années 60-70. Il a également été acteur, au cinéma et au théâtre, un peu peintre également à ses heures… Un grand artiste. Etait, car il est mort en 2004. Bref, je ne vais pas te faire un cours sur la chanson française, cela t’ennuierait à mourir.

Reggiani avait à son répertoire une chanson merveilleuse, une chanson d’amour impossible, une complainte d’un désenchantement poignant mais en même temps pleine d’espoir. Elle s’appelle « Il suffirait de presque rien »… Cela ne te dit vraiment rien ? Quel dommage, tu aurais tout de suite compris de quoi je veux te parler… Non, je ne chanterai pas, je ne fredonnerai pas non plus, ce serait bien trop ridicule.

Ce que raconte cette chanson ? Elle parle d’un vieil homme qui avoue à sa jeune maîtresse qu’il renonce à elle en raison de la différence d’âge qui les sépare… Il lui demande d’être réaliste, de voir enfin ces rides qui les séparent et d’imaginer ce que pourrait être leur avenir, lui finissant sa vie alors qu’elle démarre la sienne… Il reconnaît qu’il joue une comédie, celle d’un vieil amant qui rajeunit, mais il dit aussi qu’un jour, l’un ou l’autre s’apercevra que cette comédie n’est qu’une illusion, et qu’alors le désamour sera brutal. Il redoute pour elle les commentaires malveillants susurrant qu’« Elle est jolie, comment peut-il encore lui plaire, elle au printemps, lui en hiver »…

Or tu es au printemps, ma douce, et je suis déjà en hiver.

Je te signalais tout à l’heure le regard du maître d’hôtel, ébloui par ta jeunesse et interloqué par mes rides et mes cheveux gris… Je pourrais être ton père, voire ton grand-père… Eh oui, j’en ai l’âge, ma douce, que tu le veuilles ou non. Mais nos gestes en entrant dans ce restaurant n’étaient pas filiaux, et mon œil qui te couvait n’avait rien de paternel, le maître d’hôtel l’a bien remarqué. Il a seulement détourné les yeux, alors qu’il aurait pu sourire ou ricaner s’il n’était pas aussi stylé…

Allons, toi aussi, voilà ton sourire qui tourne à l’eau et qui chavire ! Ne pleure pas, ma douce, c’est déjà très difficile pour moi et chacune de tes larmes me fait l’effet d’un coup de poignard. Je conçois que cela te semble dur à entendre, tu as l’impression que je te brise le cœur mais au fond de toi tu sais bien que je suis dans le vrai. Je n’ai pas le droit d’imposer à tes jeunes années le poids prochain de ma vieillesse et de ma déchéance. Non, non, rassure-toi, je ne suis pas malade, mon dernier bilan est excellent et je me sens en pleine forme… aujourd’hui. Mais qu’en sera-t-il demain ? Et après-demain ? T’imagines-tu dans dix ans, dans la splendeur de ta trentaine, au bras d’un vieux beau de près de soixante-dix ans ? Tu voudras peut-être des enfants, je serais incapable de jouer au ballon avec eux ! Je ne le supporterai pas…

Mes cheveux gris te plaisent ? Tu es fan de mes rides ? Ton amour pour moi est bien au-delà de ces préoccupations esthétiques ? Tu te moques des commentaires ? Nous ne sommes plus en 1960, les mœurs ont évolué et les différences d’âge sont légion ? Détrompe-toi, ma douce, ce qui se dit et se proclame est une chose et la réalité en est une autre. Les écarts d’âge aussi importants que le nôtre sont toujours suspects et sujets à médisances, on flaire l’intérêt d’un côté et on renifle la perversité de l’autre. Je sais, cela ne concerne pas notre histoire, mais nous seuls le savons…

Comme le dit la chanson, il suffirait de presque rien, peut-être vingt années de moins, pour que nous évitions cette pénible conversation… Mais elles sont là, ces vingt années, et rien ne pourra les effacer.

Tu ne pleures plus, ma douce, tu m’en vois heureux. Saigné à blanc, mais heureux.

Toujours pas de vin ? Peux-tu me passer la bouteille s’il te plaît ? Ne crains rien, je saurai te ramener tout à l’heure chez toi à Paris sans encombre… Veux-tu un fromage ? Un dessert ? Ne nous laissons pas abattre, profitons des bonnes choses de cet endroit, et à la douleur d’être séparés demain, répondons par une orgie de plaisirs ce soir… Je prendrai un fondant au chocolat et sa sauce à la menthe, puis un café. Toi aussi ? Bravo, tu fais preuve de courage… Bon, j’appelle le serveur.

 

Tu verras, le temps va passer, nous retrouverons notre indépendance et nos vies de célibataires, nous apprendrons à nous oublier et puis un beau jour, tu rencontreras un garçon de ton âge, un jeune homme beau et plein d’avenir, tu l’aimeras follement, il t’adorera, vous fonderez une famille et peut-être alors auras-tu une pensée pour ce vieil homme solitaire qui t’a autrefois rendue à tes jeunes années… Oui, c’est ainsi que se termine la chanson de Reggiani, sur une note d’espoir et de confiance dans la vie…

Une dernière chose, ma douce, il faudra que tu quittes le cabinet. Ce serait trop dur que nous nous croisions tous les jours. Prends quinze jours de vacances, pars au soleil, dis-moi où tu veux aller et je m’en occupe dès demain. Je te trouverai un autre travail, chez un confrère si tu veux rester dans le milieu ou chez un de mes clients, la plupart me sont redevables et cela ne devrait poser aucune difficulté. A moins que tu ne veuilles reprendre des études ? Tiens, j’ai une idée, que dirais-tu de partir une année à l’étranger, en Angleterre ou aux Etats-Unis, pour accroître tes compétences en anglais ? Si je me souviens, c’était un de tes points forts quand tu es entrée au cabinet… Tu ne l’as pas beaucoup pratiqué car notre clientèle relève du droit public français, et après deux ans, une remise à niveau s’impose… J’ai quelques amis qui pourraient s’occuper de toi au début, histoire que tu prennes tes repères, je prendrai tous les frais de ton installation en charge, cela va de soi. Qu’en dis-tu ?

Tu ne sais pas encore ? Tu préfères réfléchir, tout cela est un peu brusque ?

Bien sûr, ma douce, enfin… bien sûr, Emilie… Il faut que désormais je m’habitue à te nommer ainsi, n’est ce pas ?

La vie au cabinet va te manquer ? Mais tu nous manqueras également, sois en persuadée, ce ne sera pas simple de te remplacer ! Sophie se débrouillera seule le temps nécessaire, mais elle ne connaît pas les dossiers aussi bien que toi… Ce que je dirai aux autres avocats du cabinet ? Que tu as craqué ce week-end, que tu es épuisée parce que nous t’exploitons honteusement, que tu frises la dépression et que je t’ai donc mise d’office au repos pour une bonne quinzaine. Ensuite je dirai que tu ne reviens pas, que ta santé ne te permet pas de supporter le stress d’un environnement comme le nôtre et que tu as donné ta démission…

J’ai tout prévu ? Non, je m’adapte, Emilie, et je décide vite, c’est ce que je fais depuis trente ans que je dirige ce cabinet.

Sophie ne saura pas se débrouiller toute seule avec les dossiers en cours ? Crois-tu ? Certains sont particulièrement tordus ? A qui le dis-tu ! Auxquels penses-tu ? Au divorce Rougié-Labarthe, suivi par Antoine ? Non… Au procès Hamin contre Dewarine que traite Laetitia ? Non plus… Voyons… Guy  s’occupe de cette histoire de détournements de fonds qu’il maîtrise parfaitement, Christine et Philippe gèrent plusieurs affaires mineures sans complexité particulière… Je ne vois pas ce qui  pourrait t’inquiéter, Sophie est très compétente, un peu lente, certes, et elle n’a pas ta vivacité d’esprit, ta curiosité ou ton sens de l’anticipation… L’héritage de Beauvois ? Comment es-tu au courant de ce dossier ? Il n’a pas quitté mon bureau depuis six mois, et je suis le seul à y travailler ! Aurais-tu… Petite curieuse !

C’est en effet un dossier compliqué, qui met en jeu une véritable fortune… Les frères et sœurs de feu le veuf Xavier de Beauvois  contestent les droits de l’héritière, fille unique un peu en dehors du circuit des affaires… Je pense avoir de bons atouts, ce sera un gros coup pour le cabinet, une belle publicité avec pas mal de retombées. L’héritière m’a prié de conserver la plus absolue discrétion, voilà pourquoi le dossier n’a pas circulé au cabinet… Comment es-tu au courant ? Ah, tu te souviens de la visite de l’héritière… Pourtant, elle était venue en toute fin de journée, il n’y avait plus personne dans les bureaux… Si, toi tu étais là ? Dans la réserve ? Je l’ignorais.

Tu te souviens de Solange de Beauvois ? En effet, c’est bien ainsi qu’elle s’appelle. Tu la trouves jolie ? Mieux que cela, belle ? Je ne m’en étais pas rendu compte, je ne regarde pas mes clientes sous cet angle… Oui, c’est cela, une femme blonde, fine, la petite quarantaine, immensément racée, très élégante, grand chic et grande classe, une véritable aristocrate… Célibataire, tu as raison, mais elle mène une vie très libre, ce qui fait craindre à ses oncles et tantes une dilapidation rapide de la fortune familiale. Pourtant elle a la tête bien plantée sur les épaules, crois-moi, sa vie n’est dissolue qu’en façade, elle sait très bien où elle va et ce qu’elle cherche. C’est pourquoi je sais que je vais gagner ce procès.

Voici nos desserts… Il reste du champagne, en veux-tu enfin une coupe ? Ah, je savais que tu capitulerais ! C’est une merveille, ne trouves-tu pas ? Hmmm… Ce chocolat est divin. Au fait, que voulais-tu me dire ?

Tu as oublié ?

Quoi, l’héritière… Si je l’ai revue ? Bien sûr, trois ou quatre fois, pour préparer notre affaire… Quoi ? Plus de vingt fois en réalité ? Mais non voyons ! Que me chantes-tu là, Emilie ? Mais tu dis n’importe quoi ! Quelle est la mauvaise langue qui t’a raconté ces sornettes ? J’ai déjeuné avec elle deux fois, elle ne voulait plus revenir au cabinet, trop de va et vient, oui nous sommes allés Chez Pierre, la discrétion y est assurée, et je l’ai croisée une fois ou deux à quelques soirées, par le plus grand des hasards, tu étais même présente la dernière fois, chez le bâtonnier… C’est là que tu aurais compris ? A nos échanges de regards et à des frôlements d’épaules ? Mais compris quoi, Emilie ? Tu te fais un cinéma… Il ne s’est jamais rien passé entre Solange et moi ! Oui, je l’appelle Solange, je t’appelle bien Emilie… Mais non, n’y vois pas d’aveu, ce sont simplement vos prénoms, j’appelle les gens par leur prénom, quoi de plus normal ? Emilie, tu es en train de gâcher nos dernières heures par une jalousie on ne peut plus idiote et totalement injustifiée, tu fabules, tu divagues, tu te fais du mal et tu me blesses profondément… Que j’avoue ces rencontres ? Mais… Mais… Tu m’as suivi, espionné ? Alors tu sais qu’il ne s’est rien passé ! Ah, tu vois bien ! Je te le dis depuis dix bonnes minutes ! Quoi ? S’il ne s’est rien passé, ce n’est pas de mon fait ? C’est Solange qui ne voulait pas ? On nage en plein délire… Elle exigerait que je te quitte avant d’accepter de coucher avec moi ? Emilie, tu es folle, tu dis n’importe quoi…

C’est pour cela que je romps avec toi, que je te vire du cabinet et que j’essaie de t’éloigner pendant un an ? Pour les épouser, elle et sa fortune ? Ce serait le marché qu’elle m’aurait mis en main ? Quelle imagination, Emilie, ma douce ! Tu penses réellement qu’une femme pourrait avoir sur moi une emprise telle, qu’elle me ferait agir selon ses volontés ? Une femme normale, non, mais Solange de Beauvois, oui ? Tu… Tu as enquêté sur elle ? Comment ? Tu as des relations ? Et qui sont tes relations ? David Merival ? Mais d’où le connais-tu ? Ah, il est venu quelquefois au cabinet voir son père… Oui, en effet, c’est exact, je l’ai croisé à plusieurs reprises ces derniers temps… Il fait quoi, déjà, ce jeune homme ? Ah oui, il est dans le journalisme… Donc il a creusé, il s’est renseigné… Et il a découvert que… Que l’héritière n’en est pas à son coup d’essai auprès d’hommes un peu en vue, professeurs de médecine, politiciens, patrons d’entreprise, hauts fonctionnaires, avocats… Qu’elle ne tient jamais sa part du marché… Qu’elle joue avec moi comme elle a joué avec tant d’autres… Emilie, ma douce, je te découvre, je ne te connaissais pas sous cet angle, une vraie tigresse qui défend son amour avec passion… Comme je t’aime quand je te vois lutter ainsi pour nous… Je crois que j’ai failli faire une belle bourde, n’est ce pas ? Heureusement que je peux compter sur toi.

Ah, tu te souviens de ce que tu voulais me dire ? Je t’écoute, ma belle, mais oui, reprends donc un peu de champagne, sers m’en également, soyons fous…

C’est bien David qui était avec toi cet après-midi ? Tu vois, je l’avais reconnu… Il t’apportait un billet d’avion ? Mais pourquoi ? Tu le rejoins demain à San Francisco ? Tu quittes le cabinet ? Définitivement ? Ma chérie… Attends, laisse-moi reprendre mes esprits et tenter de comprendre… Tu pars avec David ? Ah, tu prends juste un peu d’avance sur la fin de la chanson… Tu couches avec lui ? Depuis combien de temps ? Deux mois ? Ah, tu es très amoureuse… Mais… Et moi ? L’héritière, c’est du passé, Emilie ! Elle n’a jamais compté pour moi ! Toi, je t’aime, et notre histoire a encore de longues années devant elle… Toi aussi tu le croyais… Avant… Emilie, réfléchis un peu, deux mois c’est très peu pour décider de vivre avec quelqu’un, tu le connais à peine, ce jeune homme, tu es inconsciente… Et David est fiancé, je te l’ai dit en début de repas ! Avec une fille des îles… Oui, c’est vrai, tu es Corse… Mais alors… C’est avec toi ? Et tu ne m’as rien dit ! Ce n’est pas possible, ma douce, tu ne peux pas me faire ça… Pas à moi… Après tout ce que j’ai fait pour toi… Emilie ! Ne m’abandonne pas ! Je ne saurai pas vivre sans toi, à mon âge. »