CONTINUER A PARLER D'ELLE


Christine Delfosse



C’était tellement injuste ! Pourquoi Claire l’abandonnait-elle, alors qu’elle savait qu’il ne pouvait pas vivre sans elle ? Philippe, s’il en avait eu encore la force, aurait voulu hurler son désespoir.

 

Philippe se tenait au fond de l’église dans un costume sombre, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires. En le regardant bien, n’importe qui aurait pourtant pu dire qu’il avait pleuré, qu’il pleurait encore, et cela depuis presque une semaine. Il ne dormait plus non plus. Quant à son dernier repas, il ne se souvenait pas quand il l’avait pris.

Un midi, peut-être… Dans un petit restaurant de Périgueux, avec Claire. Oui, c’était cela. Il n’avait pas mangé depuis. Un ou deux sandwiches, juste pour tenir debout, mais rien de plus. Par contre, il avait bu des litres de café et vidé deux ou trois bouteilles de whisky.

Pour ce qu’il en avait à faire, maintenant, de sa vie…

Il n’était ni coiffé, ni rasé. Ses cheveux très bruns et bouclés étaient ternes parce que la main de Claire ne les caressait plus. Sa barbe avait poussé dru, parce que Claire ne l’embrassait plus.

C’était à peine s’il avait encore le courage de prendre sa douche le matin. Claire n’en avait plus rien à faire de tout ça. Elle dormait si profondément.

Philippe ne pouvait que l’imaginer, les yeux clos, dans son dernier sommeil. Il n’avait pas eu le droit de la voir.

Mais personne ne l’empêcherait de l’accompagner jusqu’au lit glacial, dans le ventre de la terre, où elle allait reposer pour toujours.

Si seulement il avait pu lui dire adieu.

Après l’accident, elle avait été transportée à l’hôpital, inconsciente. Un coma, avaient dit les médecins, dont elle ne sortirait sans doute jamais. Et en effet, quelques jours plus tard, elle était morte. Claire ne s’était jamais réveillée.

La porte de l’église grinça et Philippe se tourna vers elle.

Anaïs venait d’entrer. Elle était la première. C’était la plus jeune des sœurs de Claire. Elle était de dix ans sa cadette. Douce et souriante, habituellement, avec le charme de ses vingt ans.

Elle était la seule à ne jamais avoir jeté la pierre à Philippe. Elle se signa d’abord, puis elle marcha jusqu’à lui.

Elle avait pleuré, tellement pleuré que ses yeux en étaient tout boursouflés. Elle trouva pourtant la force de sourire tristement.

– Ne reste pas là, s’il te plaît, lui dit-elle. Tu iras au cimetière un peu plus tard, quand nous serons tous repartis. Je savais que j’allais te trouver là, c’est pour ça que je me suis dépêchée. Je voulais arriver avant tout le monde.

Anaïs étreignit Philippe et déposa un baiser sur sa joue humide.

– Ne t’inquiète pas, Anaïs, je ne dirai rien. Je veux juste être là. Je n’ai même pas eu le droit de lui dire adieu à l’hôpital, alors je veux au moins être là pour la messe.

– Tu vas avoir encore plus mal. Ils vont tous te regarder de travers. Pour eux, elle est morte à cause de toi.

Philippe prit son visage entre ses mains.

– Je l’aimais, je l’aimais tant, dit-il en sanglotant. Ils n’ont pas tort, en quelque sorte, tout est de ma faute.

Anaïs prit la main de Philippe et la serra dans la sienne.

– C’est seulement de sa faute, et tu le sais, Philippe. C’était ma sœur, et je l’aimais, mais je sais que tout est de sa faute. Elle était tellement exigeante… Si passionnée. Pars avant qu’ils n’arrivent tous, je ne vais pas supporter de voir les regards qu’ils poseront sur toi. On peut se retrouver ce soir, prendre un verre ensemble, tu me parleras d’elle autant que tu le voudras.

Philippe posa la main d’Anaïs sur son visage et s’en caressa. Puis il l’embrassa affectueusement, sur ses longs doigts fins.

– Petite sœur, dit-il, car il l’appelait toujours ainsi, c’est d’accord pour le verre, mais ne me demande pas de quitter l’église.

– Je ne te le demanderai plus, répondit la jeune fille en reprenant doucement sa main.

Elle ressortit de l’église pour attendre le cortège qui n’allait pas tarder.

Philippe aimait beaucoup Anaïs. Elle était si gaie, si pétillante. Et puis surtout, mieux que quiconque, elle avait compris cette passion qui avait dévoré ensemble Claire et Philippe.

Tous deux y avaient sacrifié leurs mariages. Pas aussitôt. Ils s’étaient d’abord cachés pendant près de deux ans. Et puis Claire avait demandé plus : le mariage, un enfant.

Philippe, quant à lui, avait voulu faire le moins de dégâts possible. Il avait dit : « Plus tard ». Claire avait dit : « Maintenant ».

Tout ce mal qu’ils avaient fait ensemble parce qu’ils s’aimaient trop. Parce que l’idée de ne plus se voir un jour leur était insupportable.

Au fond de lui, Philippe était mort, tout comme Claire. Ce qui le tenait debout, c’était sa fille Zoé, âgée de six ans. Son unique enfant, qu’il avait eu tardivement, à l’aube de ses quarante ans, avec Caroline, la femme qu’il avait épousée vingt ans plus tôt, par amour.

Sauf qu’il n’avait su vraiment ce qu’était l’amour que le jour où il avait rencontré Claire. Oui, là, il avait su qu’il s’était trompé.

Les portes de l’église s’ouvrirent en grand et les employés du funérarium entrèrent, portant le cercueil. Le long cortège familial les suivait et chacun prenait place sur les bancs.

Philippe aurait préféré être invisible, mais il n’avait pas trouvé d’endroit où se cacher. Il était dans l’ombre, près du confessionnal, mais tout le monde pouvait le voir.

Beaucoup passèrent, tête basse, sans remarquer sa présence.

Ceux qui le virent lui lancèrent des regards haineux qu’il prit en plein cœur. Puis, de bouche à oreille, chacun sut qu’il était là.

Les visages qui se tournaient vers lui étaient hostiles. Tous ces gens auraient voulu le frapper, le lapider. C’est du moins ce que pensa Philippe.

Même si ça lui faisait mal, il ne partirait pas. Personne ne pouvait le chasser d’une église. Ce n’était la maison de personne et c’était celle de tout le monde. Un sanctuaire pour les cœurs douloureux.

Il vit Anaïs, sur le premier banc. Elle ne se tourna pas vers lui, afin de ne pas offenser ses parents. Pourtant, personne n’ignorait qu’elle avait de l’amitié pour Philippe.

Combien de fois, quand Claire déclenchait une tempête et menaçait de quitter son amant s’il ne cédait pas à ses exigences, avait-il appelé la jeune fille pour lui demander conseil, pour lui demander de calmer sa sœur, de la ramener à la raison ? Il ne savait plus, mais c’était arrivé souvent.

Les yeux de Philippe étaient maintenant fixés sur le cercueil recouvert de fleurs. Il avait envoyé une couronne sans nom, mais il ne la voyait pas parmi toutes les autres. Il devinait qu’elle avait dû finir dans le fond d’une poubelle, car il était sans doute le seul « anonyme » à avoir envoyé des fleurs.

Il frissonna à cette pensée. Une couronne d’orchidées et de roses rouges mêlées, car c’étaient ces fleurs que Claire préférait. Il comprit soudain que chaque fois qu’il viendrait déposer des fleurs sur la tombe, quelqu’un passerait derrière lui pour les enlever. Il ne supportait pas cette idée. Plus que tout, il trouvait cela irrespectueux. Personne n’avait le droit de juger leur amour. Personne. Mais tout le monde le faisait.

La mère de la jeune femme vint parler de la bonne mère qu’avait été Claire, de l’enfant adorable, souriante et si vive qui était devenue une jolie jeune fille, puis une épouse attentive.

Puis ce fut le tour du père de Claire et de deux de ses sœurs. Anaïs, quant à elle, ne s’exprima pas. Pas plus que le mari de la jeune femme, qui se tenait pourtant au premier rang, au milieu de la famille.

Philippe aurait voulu prendre le micro pour parler de celle qu’il connaissait, celle qu’il avait aimée et qu’il aimerait jusqu’à son dernier jour. Mais ce qu’il aurait eu à dire ne se disait pas dans une église. Il aurait parlé d’amour, du parfum d’une peau dont il était devenu dépendant comme d’une drogue. Il aurait parlé de la folie de Claire, de sa démesure, de ses colères.

Bien sûr, il ne dit rien. Il ne bougea pas de son coin près du confessionnal.

Il aurait dû dire : « Oui, je vais t’épouser, mon amour, je vais te faire un enfant ». Il voulait le faire, mais plus tard. Il n’avait rien à reprocher à Caroline et il ne voulait surtout pas la faire souffrir plus qu’elle ne souffrait déjà depuis qu’elle connaissait sa liaison avec Claire. Mais voilà, maintenant, c’était trop tard. Caroline l’avait quitté et Claire était morte. Quant à Zoé, elle était tellement perturbée qu’elle en faisait des cauchemars. Tout ce gâchis…

Le jour de l’accident, ils étaient ensemble dans ce restaurant de Périgueux. Claire avait rompu quelques semaines plus tôt avec son mari. Elle avait loué un appartement seule car ses enfants n’avaient pas voulu la suivre. Ce jour-là, devant un énorme pavé de bœuf et un verre d’excellent vin de pays, elle avait demandé à Philippe d’emménager avec elle. Ce n’était pas la première fois qu’elle le lui demandait, mais cette fois, devant son refus, elle s’était levée de table en lui hurlant que tout était fini, qu’il ne fallait plus qu’il cherche à la revoir.

Toutes les têtes s’étaient tournées vers eux. Philippe, qui détestait les scandales, avait tenté de la calmer. Il lui avait promis d’en discuter. Mais elle était tellement furieuse qu’elle ne l’avait pas entendu. Elle avait quitté le restaurant et…

C’était la dernière fois qu’il l’avait vue.

Anaïs lui avait donné des nouvelles ensuite, pendant que Claire était dans le coma, et c’est elle aussi qui, une nuit, avait téléphoné à Philippe pour lui annoncer la terrible nouvelle. Pour lui dire qu’il ne reverrait jamais Claire.

Maintenant, en regardant le cercueil, il avait envie de crier. Il voulait hurler : « Je t’aime, Claire. Je t’aime, mon amour ! »

Quand chacun se fut exprimé, vint la bénédiction. Un à un, tandis qu’ils défilaient devant le cercueil, ils levèrent les yeux sur Philippe. Ils le haïssaient tous.

Anaïs ne le regarda pas. Elle n’aurait pas pu s’empêcher de lui sourire.

C’était fini. Le cortège allait maintenant accompagner Claire au cimetière.

Il faisait chaud en ce mois d’août, mais Philippe savait déjà qu’elle aurait froid. Elle avait toujours froid loin de lui. Elle voulait seulement se blottir dans ses bras. Il adorait cette chaleur qu’elle dégageait contre sa peau et qui le faisait plus vivant qu’il ne l’avait jamais été. Elle rêvait de longues nuits où ils auraient fait l’amour furieusement, avec toute cette passion qu’elle mettait dans chacune des choses qu’elle faisait.

Elle voulait faire l’amour partout, même dans les endroits les plus improbables. Philippe n’avait jamais connu cela avec Caroline qui était plutôt conventionnelle.

Il était à la fois si facile d’aimer Claire, et si difficile aussi. Elle n’était pas la femme des demi-mesures. Il lui fallait tout, ou rien.

Peut-être que s’il avait quitté le restaurant à sa suite, il aurait pu la convaincre de ne pas partir. Il ne l’avait pas fait parce qu’elle l’avait énervé avec son maudit chantage.

Ce n’était pas la première fois qu’elle le plantait là, en promettant de ne jamais le revoir. Il s’était dit qu’une fois calmée, elle allait l’appeler. Il ne s’était pas inquiété, il la connaissait si bien…

Il regarda passer les employés du funérarium qui portaient le cercueil, puis la longue procession de la famille et des amis.

Anaïs lui sourit discrètement avant de sortir.

Philippe alla s’asseoir sur un banc et là, il se laissa aller. Ses sanglots lui revinrent en écho, renvoyés par les voûtes hautes, par les murs froids. Il demanda « Pourquoi ? Pourquoi une telle chose est arrivée ? »

Bien sûr, personne ne lui répondit.

Il n’était pas question qu’il se rende au cimetière maintenant. Il ne pourrait pas approcher la tombe.

Ivre de douleur, épuisé et meurtri au plus profond de son cœur et de son âme, il se souvint du jour où tout avait commencé.

C’était vraiment une rencontre toute bête, tellement banale surtout. Chaque jour il s’en produisait de semblables, mais sans doute que très peu se terminaient de cette façon.

Caroline lui avait demandé d’aller chercher un vieux buffet qu’elle avait déniché sur internet. Philippe roulait dans la campagne, pour se rendre dans cette ferme où se trouvait le coup de cœur de sa femme.

Soudain, il avait vu cette femme, sur le bord de la route, près d’une voiture, et qui lui adressait des signes désespérés pour qu’il s’arrête. Il avait bien failli ne pas le faire car il était pressé. Il avait promis à Caroline de se dépêcher, ils avaient prévu d’aller au cinéma après dîner.

Mais la route était déserte, il n’y avait que lui. Il avait trouvé imprudent de laisser une femme en panne de voiture sur le bord d’une route de campagne. D’autant que c’était une très jolie femme, avec des jambes ravissantes sous sa jupe si courte.

 

  Michel Villegas

 

Il s’était dit que s’il arrivait quelque chose à cette femme, il s’en voudrait toute sa vie et que de toute façon, il pouvait bien prendre cinq minutes pour lui venir en aide.

Il avait donc fait demi-tour car, contrairement à lui, Claire, enfin cette femme, se dirigeait vers la ville.

– Merci, avait-elle dit quand il s’était approché d’elle. Il n’y a pas de réseau dans ce coin perdu, je n’arrivais pas à joindre mon mari. Je me demandais si je n’allais pas devoir rentrer à pied.

– Dix kilomètres, sous ce soleil, ce n’est pas très conseillé. Qu’est-ce qui lui arrive, à cette voiture ?

– Elle s’est mise à fumer, j’ai préféré m’arrêter.

Il s’était penché avec elle sous le capot ouvert et une bouffée d’un parfum de fleurs lui était parvenue. Et puis il avait aperçu les seins de Claire quand l’encolure de son débardeur s’était écartée.

– On dirait que c’est le joint de culasse, mais je ne suis pas mécanicien, avait dit Philippe, troublé.

Elle avait ri.

– Il va me tuer !

– Qui ?

– Mon mari. Il ne voulait pas me prêter sa voiture, mais la mienne était au garage. Je n’ai pas de chance avec les voitures.

– En effet. En tout cas, celle-ci ne fera pas cinq cents mètres de plus.

Philippe avait sorti son téléphone.

– J’ai du réseau, vous voulez appeler votre mari ?

Claire avait fait la grimace en prenant le téléphone. Elle avait des mains fines aux ongles vernis. Un léger vent soufflait qui faisait voler ses cheveux clairs et envoyait à Philippe, en ondes légères, ce parfum qui lui montait à la tête.

– Mon mari est encore au travail, je préférerais ne pas le déranger. Si ça ne vous ennuie pas, je vais appeler un dépanneur et peut-être que…

– Vous préférez que je vous ramène en ville ?

– Vous m’éviteriez une dispute.

– Je dois passer prendre un buffet dans une ferme. Ce n’est plus très loin. Allons-y ensemble et je vous déposerai sur le chemin du retour.

Tout avait commencé comme ça. Une panne de voiture. C’était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, mais voilà, c’était arrivé.

Quand Philippe et Claire était rentrés à Périgueux, la jeune femme avait tenu à lui offrir un verre pour le remercier et comme il n’espérait rien d’autre, il avait accepté.

Il ne s’était rien passé ce jour-là, mais avant qu’ils se quittent, Claire avait inscrit son numéro de téléphone sur un morceau de papier et l’avait tendu à Philippe :

– Je travaille dans un magasin de prêt-à-porter, ça peut servir. Si vous cherchez un cadeau pour votre femme… Enfin, vous n’aurez qu’à m’appeler, je vous ferai un prix. Je vous dois bien cela.

Mais Philippe n’avait pas pu attendre que l’occasion se présente, il avait appelé dès le lendemain et Claire avait avoué qu’elle avait attendu ce coup de fil avec impatience.

Ils s’étaient donné rendez-vous dans un jardin public, puis s’étaient retrouvés dans une chambre d’hôtel.

Après cela, ils n’avaient pas pu faire marche arrière. Ils s’étaient revus chaque jour.

Claire était tellement animale, si sensuelle. Faire l’amour avec elle, c’était toujours comme découvrir un continent inconnu. Elle se donnait tout entière, sans tabous, sans limites. Bien vite, la chambre d’hôtel était devenue trop petite et le temps trop court.

Philippe ne savait plus très bien depuis combien de temps il était assis sur le banc dans l’église quand il se leva enfin pour marcher jusqu’au cimetière.

Il n’y avait plus de voitures, tout le monde était parti. Il poussa la grille et entra.

Il n’eut pas de mal à trouver la tombe couverte de fleurs.

– Je voulais t’épouser, mon amour. Je t’aimais tant, Claire, tu sais que ce n’était qu’une question de temps. Zoé était si petite, je voulais la ménager.

A ce moment-là, une main se posa sur l’épaule de Philippe. C’était Anaïs.

– Elle le savait, mais elle était comme ça. Il fallait toujours qu’elle précipite les choses. Quand elle avait une idée en tête, on ne pouvait pas la faire changer d’avis.

– Où sont les autres ?

– Ils sont rentrés. Moi j’ai dit que j’avais quelque chose d’important à faire, je savais que tu viendrais.

Philippe enlaça Anaïs et la serra fort dans ses bras, se penchant sur son épaule pour pleurer.

– Il ne me reste que toi, petite sœur. Tu es une partie d’elle. Elle t’adorait.

– Je l’adorais aussi, mais je la déteste de nous avoir quittés comme ça, dit Anaïs, la voix brisée par les sanglots.

Philippe se pencha pour caresser les fleurs.

– Ils n’ont pas mis ma couronne. C’étaient…

– Des orchidées et des roses rouges, ses fleurs préférées. Essaie de ne pas leur en vouloir, ils sont juste malheureux. Comment veux-tu qu’ils comprennent ? Mais ne t’inquiète pas, elle les a emportées avec elle. Claire était folle de toi. Jamais elle n’avait aimé comme elle t’a aimé.

– Je n’avais aucune idée de ce qu’était l’amour avant elle. Pendant des années j’ai cru que je savais, mais j’ignorais tout. Pourquoi a-t-il fallu que cela se passe ainsi ?

Ils restèrent là longtemps, debout, enlacés devant la tombe de Claire, dans un silence absolu qui leur sembla doux.

Puis enfin, Anaïs prit la main de Philippe :

– Viens. Je t’emmène manger quelque chose avant que tu ne t’écroules. Tu pourras parler d’elle autant que tu voudras. Tu pourras toujours compter sur moi pour t’écouter et pour t’aider.

– Je le sais, petite sœur. Je me demande parfois ce que je serais devenu sans toi, après l’accident. Je n’aurais sans doute jamais su ce qui s’était passé, j’aurais cru que Claire avait décidé de me quitter.

Anaïs entraîna Philippe à l’extérieur du cimetière.

– Tu n’aurais jamais pu croire ça, dit-elle. Claire ne t’aurait pas quitté et tu le sais très bien. Ça ne pouvait pas arriver. Elle aurait fait de ta vie un enfer jusqu’à ce que tu acceptes de l’épouser, elle me l’avait dit. Mais comme tu adorais ça, tu en aurais redemandé.

Anaïs alla fermer les portières de sa voiture, puis elle suivit Philippe jusqu’à la sienne. Elle insista pour conduire et il accepta. Il était trop épuisé pour prendre le volant. Ses yeux lui faisaient mal derrière ses lunettes noires.

– J’ai l’impression que je vais mourir, dit-il.

La jeune fille prit la main de Philippe dans la sienne et la serra de toutes ses forces. Puis elle tourna le bouton de la radio et chercha une station qui diffusait les vieux tubes des années 1980 que Philippe adorait.

– Je t’interdis de penser cela, fit-elle. Il y a ta petite Zoé, elle a besoin de toi. Et puis, il y a moi. Elle va tellement me manquer, ma sœur, je vais avoir besoin de toi pour parler d’elle.

Philippe se laissa aller contre le dossier du siège passager. Il ferma les yeux. Anaïs lâcha un moment sa main pour passer une vitesse, puis elle la reprit.

– Pourquoi est-ce que tu es toujours restée de mon côté, petite sœur ? Tu aurais pu faire comme les autres et me haïr.

Anaïs pressa un peu plus fort la main de Philippe.

– J’aimais Claire, et Claire t’aimait. Je ne pouvais pas faire autrement que de t’aimer aussi. Tu vois, c’est tout simple.