A JEUDI, COMME D'HABITUDE


Christine Delfosse



Rien n’attendrissait plus Rémi que les petites manies de Jeanne et ses gestes un peu déplacés. Il était fou amoureux d’elle, depuis le premier jour, ce jour où elle était entrée dans le café.

 

Jeanne s’enroula dans le couvre-lit et courut vers la salle de bains pour enfiler ses vêtements. Sa sage robe de vichy bleu à col blanc lui donnait l’air d’une étudiante des plus sérieuses.

Rémi frappa à la porte.

– Pourquoi est-ce que tu te caches toujours après avoir fait l’amour ?

– Je n’ai pas envie que tu me voies toute nue.

Il colla son oreille à la porte et sourit, attendri.

– Et ton mari, est-ce qu’il t’a déjà vue nue ?

– Bien sûr, mais comme tu l’as dit, il est mon mari.

– Quelle est la différence ? Une fois par semaine, tu viens dans mon appartement et nous couchons ensemble. Je te caresse, je t’embrasse, mais il faut toujours que les rideaux restent fermés et la lumière éteinte. Si c’est à cause de tes jolies rondeurs, sache que je les adore. Tu es tout simplement magnifique.

– Rémi, tu n’es que mon amant. Ça n’aurait jamais dû arriver, d’ailleurs. J’ai épousé Romain parce que je l’aimais et à cause de toi, je l’ai trompé.

Cette fois, Rémi éclata de rire. Il adorait la mauvaise foi de Jeanne, cela l’amusait de l’entendre avancer toutes ces excuses.

– Alors, tout est de ma faute, selon toi ?

– Oui, car avant toi, je ne me posais pas de questions, j’étais une femme fidèle.

– Je t’aime plus que lui.

Jeanne ouvrit la porte et se tenant face à Rémi, arrangea les plis de sa robe.

– Qu’est-ce qui te permet de dire que tu m’aimes plus que Romain ?

– Je suis prêt à t’épouser.

– Romain l’a déjà fait, trouve autre chose.

– Je veux aller lui parler, lui dire qu’on s’aime et qu’on veut partir ensemble. Il me cassera la figure, mais même de ça, je m’en fiche.

Jeanne vint se pendre au cou de Rémi en riant.

– Romain ne ferait pas de mal à une mouche, c’est un non-violent. Tu arriveras seulement à lui faire beaucoup de peine. Tu sais qu’il veut que je lui fasse un enfant ? Il est tellement attendrissant.

Rémi sursauta. Il était fou de Jeanne, mais parfois, elle pouvait se montrer si cruelle. Il la repoussa.

– Jeanne, mais… Tu ne comptes pas avoir un enfant ? Je veux dire… pas avec Romain ?

– J’ai trente ans, pourquoi n’aurais-je pas le droit de devenir mère ?

C’était à l’approche des fêtes de Noël 1971 et Rémi avait acheté un sapin de Noël qu’il avait décoré le matin même, rien que pour Jeanne.

Il regarda la guirlande qui clignotait, les boules et les ornements multicolores, puis il ressentit un grand vide, comme s’il était seul au plus profond de son cœur.

– Mais, mon amour…, bafouilla-t-il, je pensais que toi et moi… Jeanne, ne joue pas avec moi, ce n’est pas drôle. Tu sais combien je t’aime.

– Je t’aime aussi, Rémi, mais il faut être réaliste. Le mariage est une chose sacrée, un vœu que l’on ne peut pas rompre sur un coup de tête. Romain a une bonne situation, tandis que toi…

– Ton mari travaille dans une banque, alors que je ne suis qu’un simple serveur dans un bistrot. C’est ce que tu insinues ? Pourtant, tu disais le contraire il n’y a pas très longtemps.

Le sang battit aux tempes de Rémi et les larmes lui montèrent aux yeux. Pour la première fois depuis un an, il doutait de la sincérité de Jeanne.

Il la regarda, petite brunette un peu potelée, à la poitrine généreuse, aux jolis yeux verts et dont les cheveux bruns ondulaient jusqu’aux hanches.

– Rémi, mon amour, mon chéri, dit-elle en prenant le visage de son amant entre ses mains, je ne veux pas que tu t’imagines que je reste avec Romain pour son argent, mais avons-nous vraiment un avenir ensemble… Toi et moi ?

– Tu ne te posais pas cette question, avant. C’est vrai que je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais ce n’est pas ce qui compte. Si tu acceptais de t’installer ici, je pourrais emprunter pour t’offrir ce qui te fait envie.

Il prit les mains de Jeanne et les embrassa, puis il la serra fort contre lui.

– Retire cette robe, lui glissa-t-il à l’oreille. J’ai encore envie de toi.

– Je n’ai plus le temps. Dans une heure à peine, Romain va rentrer à la maison et il déteste que je ne sois pas là à son retour.

– Et moi, je déteste quand tu t’en vas. Le temps me semble long en ton absence. Toute une semaine sans te voir, sans te toucher, sans respirer ton parfum. C’est une torture.

Il resserra son étreinte, se fit plus pressant, tentant de défaire les boutons de la robe de vichy.

Jeanne le repoussa et retourna dans la salle de bains. Face au miroir, elle attacha ses cheveux en chignon et refit son maquillage.

Rémi la suivit et se plaça derrière elle, lui enlaçant la taille.

– Mais un jour, tu le quitteras, n’est-ce pas ? Tu me l’as toujours dit. Tu détestes cette routine dans laquelle il t’a enfermée.

– Tout le monde s’ennuie de temps en temps, et finalement, cette routine est rassurante. Je t’aime, mais je ne suis pas prête à tout laisser tomber pour me lancer dans une aventure sans lendemain. En tout cas, pas pour le moment.

Rémi la fixa dans le miroir, tandis qu’elle appliquait soigneusement son rouge à lèvres. Il aimait tout en elle, jusqu’à cette pudeur exagérée qui pourtant l’agaçait.

Quand elle eût terminé, elle lui sourit et se tourna vers lui.

– Je suis heureuse ainsi. Quand je viens te rejoindre, je suis une autre femme. Tu dois être patient.

Vaincu, Rémi acquiesça. Jeanne lui avait souvent expliqué que dans sa famille, le divorce était très mal perçu et que la réputation de son mari souffrirait de ce qui serait immanquablement qualifié de scandale.

Rémi était d’une famille modeste où le bonheur avait toujours occupé une place de choix, et c’était ce qu’il voulait pour Jeanne et lui : une maison pleine de bonheur.

Elle enfila un manteau qui avait dû coûter au moins deux mois d’un salaire comme celui de son amant, puis elle quitta l’appartement sans se retourner, pressée de redevenir celle que Rémi ne voulait pas connaître.

 

 Etienne Soupart

 

Dans l’attente fébrile de la prochaine visite de Jeanne, Rémi alla au travail et flâna sur les quais de la Seine, à la recherche de vieux bouquins qu’il affectionnait. Pendant que sa maîtresse suivait son mari dans des soirées où il ne mettrait jamais les pieds, il lisait les grands auteurs et les passions romanesques qui étaient nées sous leur plume. Mais plus qu’à tout autre chose, il pensait à elle.

Leur rencontre avait été des plus banales, un an plus tôt, dans un bistrot du quartier du Marais où Rémi était serveur. La jeune femme y était venue avec une amie. Elles s’étaient installées toutes deux à une table loin du bar et avaient commandé du porto.

Les femmes s’étaient mises à discuter, et bien que l’amie de Jeanne fût grande et mince, ses cheveux roux coupés à la garçonne, c’était sur Jeanne que le regard de Rémi s’était porté. Elle avait un charme naturel, un sourire doux et un très joli rire. Elle était discrète, à l’inverse de son amie qui parlait et riait fort.

Rémi était alors bien loin de s’imaginer qu’il tiendrait Jeanne dans ses bras quelques jours plus tard, mais il en avait pourtant rêvé.

Quand l’amie de Jeanne avait commandé un second verre, Rémi avait discrètement proposé à son collègue de le remplacer. L’autre lui avait fait un clin d’œil complice avant d’accepter d’un signe de la tête.

Alors qu’il se demandait comment il allait faire pour lui adresser la parole, c’était elle qui avait engagé la conversation.

– Comment vous appelez-vous ? avait-elle demandé.

– Rémi.

– Je m’appelle Jeanne. Vous êtes étudiant ?

Il avait répondu que ses parents n’avaient pas eu les moyens de lui offrir de longues études et qu’il fallait bien travailler pour vivre.

– Si vous aviez eu le choix, quel métier auriez-vous aimé faire ?

– Professeur de littérature, ou encore archéologue. Je m’intéresse aux choses anciennes et à l’histoire. Mais il n’est jamais trop tard, et peut-être qu’un jour…

A ce moment-là, la fille aux cheveux roux avait ri d’une façon que Rémi n’avait pas appréciée et Jeanne s’en était irritée.

– Il a raison, il n’est jamais trop tard, tu ne devrais pas rire.

Puis elle avait planté ses yeux verts dans ceux si sombres de Rémi :

– J’aime aussi l’histoire et je lis souvent. Cela nous fait deux choses en commun.

L’amie avait glissé quelques mots à l’oreille de Jeanne qui s’était excusée de devoir partir. Rémi avait eu l’impression que c’était à regret.

Les deux femmes avaient quitté le bistrot et Jeanne s’était retournée avant de sortir pour sourire à Rémi.

– Ne rêve pas, lui avait dit son collègue quand il était revenu derrière le bar, cette fille-là ne cherche qu’une aventure et je crois que tu viens de tomber amoureux.

– Tu ne la connais pas, comment peux-tu dire cela ?

– Ah… Alors j’ai raison, tu viens de tomber amoureux.

La nuit suivante, Rémi n’avait fait que songer à Jeanne et au parfum de rose qu’il avait respiré en se penchant pour poser les verres sur la table. Il avait également beaucoup pensé à l’alliance qu’il avait aperçue à son doigt et avait finalement presque réussi à se convaincre de l’oublier. Cela lui avait semblé d’autant plus facile qu’il avait estimé avoir peu de chances de la revoir.

Mais deux jours plus tard, elle était revenue, seule cette fois. Elle s’était assise à la même table et avait posé une pile de bouquins devant elle.

– Pourrais-je avoir une tasse de chocolat ? avait-elle demandé à Rémi.

Il lui avait répondu par un sourire et quand il était venu servir le chocolat, elle avait désigné les livres.

– Vous aimez les livres et l’histoire, alors j’ai pensé à vous en rangeant ma bibliothèque ce matin.

– Vous me prêtez ces livres ? C’est très gentil de votre part.

– Je vous les offre, mais à une condition…

Elle portait un manteau avec un gros col de fourrure. Rémi détestait les fourrures car il avait beaucoup de respect pour les animaux et la nature, mais il n’avait rien dit, par peur de contrarier Jeanne.

Quand il l’avait vue entrer dans le bistrot, il avait su qu’il ne pourrait jamais tenir sa promesse de l’oublier. Comme l’avait si bien deviné son collègue, il était amoureux et il était étonné que cela puisse arriver aussi vite, après avoir vu une femme une seule fois et n’avoir échangé avec elle que quelques mots.

– Quelle condition ?

– Que vous me montriez votre propre bibliothèque.

– Je n’ai pas de bibliothèque, avait-il répondu, gêné. On peut dire que… ma bibliothèque, c’est le plancher de ma chambre.

Elle avait ri, de toutes ses jolies petites dents si blanches.

– Alors, je me baisserai pour les regarder.

– Je n’ai que deux pièces. Un meublé du côté de la place des Ternes, rue Rennequin.

– C’est parfait. Vous n’avez pas besoin d’habiter un hôtel particulier pour que je vienne découvrir vos trésors. Quand êtes-vous libre ?

Rémi avait bien tenté de le cacher, mais ses mains tremblaient et ses jambes aussi. Quant à son cœur, il avait l’impression que chacun dans le bistrot pouvait en entendre les battements saccadés.

– Jeudi… Oui, jeudi. C’est mon jour de repos.

– J’ai juste le temps de boire mon chocolat, il faut que je rentre. Disons-nous à jeudi, si vous le voulez bien !

– Oui, je le veux. Bien sûr que je le veux.

Elle était venue le jeudi, en début d’après-midi. Juste élégante, sans excès. Ce n’était pas une femme d’excès, sauf peut-être pour ce qui était de la cigarette qu’elle aimait un peu trop.

Rémi lui avait préparé du café qu’ils avaient emporté dans la chambre à coucher modeste du jeune homme où se trouvait un lit d’une personne. C’est là qu’ils s’étaient assis tous deux, pour commencer à regarder les livres. Mais bien vite, les livres n’avaient plus eu d’importance.

– Vous n’êtes pas venue pour ces vieux bouquins, n’est-ce pas ?, avait demandé Rémi en devinant une certaine impatience dans le regard de Jeanne.

– Non. Je m’en fiche de tes livres poussiéreux, c’est seulement toi que je veux, avait répondu la jeune femme en posant sa main fraîche sur la joue du jeune homme.

– J’ai envie de vous depuis le premier jour. Je n’ai jamais ressenti cela avant.

Et tout avait commencé, alors. Jeanne avait tiré les rideaux de la fenêtre puis avait poussé Rémi qui s’était retrouvé allongé sur le lit. Elle avait commencé à défaire les boutons de sa chemise tandis qu’il faisait glisser la fermeture éclair de sa robe.

– Je t’aime, avait-elle dit en l’embrassant.

Il avait cru ce qu’elle disait et il avait fini par ne plus exister que pour elle, dépendant de son corps comme d’une drogue.

Puis était venu le temps des confidences, très rapidement. Rémi se serait bien passé de ces aveux, amoureux fou qu’il était de la brunette potelée qui un jour lui avait fait découvrir l’amour. Avant elle, il avait cru le connaître avec une autre fille, mais c’était loin d’être cela.

Elle avait décidé qu’elle viendrait chaque jeudi après-midi, pendant que son mari serait au travail et le jeune homme avait accepté, même s’il avait insisté pour la voir plus souvent. Il s’était contenté de cet amour hebdomadaire et incertain car il espérait qu’un jour, Jeanne serait à lui, rien qu’à lui, et pour toujours, comme elle le lui promettait sans cesse.

Il ne lui manquait, disait-elle, que le courage d’avouer à son mari qu’elle en aimait un autre et qu’elle souhaitait demander le divorce.

Un jour, quelque six mois après leur rencontre, Rémi était entré dans une bijouterie et avait acheté à Jeanne une bague qui lui avait coûté une année entière d’économies. A cause de son mari, bien sûr, elle ne la portait que pour venir le voir dans son petit meublé, mais Rémi aimait voir le bijou au doigt de celle qu’il aimait. Pour lui, c’était comme une bague de fiançailles, une promesse, un engagement. Bientôt, ce serait une alliance qu’il passerait à son doigt. Un anneau qui symboliserait leur amour éternel.

Rémi et Jeanne quittaient rarement l’appartement du jeune homme. Elle craignait toujours d’être surprise en sa compagnie par un collègue de son mari ou l’une de ses amies. Elle promettait de tout dire à Romain bientôt, mais elle ne voulait pas qu’il apprenne par quelqu’un d’autre que sa femme avait un amant. C’était ce qu’elle disait à Rémi qui n’en pouvait plus d’attendre et voulait aller trouver lui-même le mari trompé.

 

Le jeudi tant attendu arriva, mais Jeanne ne vint pas. Inquiet, Rémi essaya cependant de réfléchir lucidement. Il savait que la jeune femme habitait dans le XVIe, près d’une bijouterie, mais l’arrondissement était vaste et il n’y avait pas qu’une seule bijouterie.

Il se rendit compte que finalement, il ne savait rien d’elle, ou si peu de choses. Il pouvait lui être arrivé un accident, elle pouvait être morte et qu’il n’en sache rien. Il n’avait jamais envisagé cette horrible éventualité et cela le mit mal à l’aise. Il se demanda qui le préviendrait si un tel événement se produisait.

Il prit le téléphone et le bottin et appela tous les hôpitaux qu’il trouva. Aucun ne semblait avoir admis Jeanne.

Comme une âme en peine, il erra dans les rues et dut se forcer pour continuer à se rendre à son travail.

Là-bas, il vit des filles, comme il y en avait toujours. Certaines lui firent des avances, mais ce n’était pas nouveau, les barmen avaient quelque chose qui attirait les femmes, allez savoir pourquoi !

Rémi n’en regarda pas une seule. Depuis Jeanne, il ne regardait plus les femmes, sauf elle, bien sûr.

– Tu files un mauvais coton, lui dit son collègue. C’est à cause d’elle ?

– Elle n’est pas venue jeudi, et je n’ai pas de nouvelles. Même pas un coup de fil. Pourtant, elle a mon numéro de téléphone et celui du bistrot.

– Ça fait trop longtemps que ce petit jeu-là a commencé.

– Qu’est-ce que tu entends par là ? Entre Jeanne et moi, ce n’est pas un jeu.

– Oh ! ça je le sais, Rémi. Tu ne joues pas, mais elle ?

– Tu n’as jamais approuvé que je voie cette femme, n’est-ce pas ?

– Dès le premier jour, j’ai ouvert les yeux, contrairement à toi.

– Et qu’as-tu vu en ouvrant les yeux ? La vérité, c’est que tu crèves de jalousie.

Le collègue haussa les épaules. Il était toujours impossible de parler à Rémi quand il s’agissait de Jeanne.

– Là, tu frôles la parano. C’est une femme mariée, voilà ce que je cherche à te faire comprendre. Tu ne seras jamais plus qu’un amant et c’est sûrement mieux comme ça. Prends ce qu’elle te donne et ne cherche pas plus loin.

– Mais tu n’as rien compris, je ne peux pas vivre sans elle. Je veux tout lui donner.

– Tout ? Mais tu n’as rien, et moi non plus je n’ai rien. Il faut être réaliste, et crois-moi, je sais de quoi je parle et je sais ce que c’est que d’être amoureux. En ce moment, tu n’es même pas capable de retenir une commande et tu vas te faire virer si ça continue.

– Tu te trompes, elle m’aime. Elle viendra et elle m’expliquera ce qu’il s’est passé. Tu verras.

Et les jours suivants furent comme les précédents. Rémi attendit le jeudi, persuadé que Jeanne viendrait et que cette angoissante attente ne serait plus qu’un mauvais souvenir quand elle s’étendrait dans le lit près de lui et qu’il lui ferait l’amour. C’était tellement merveilleux l’amour, avec elle. Aucune autre fille ne lui avait fait cet effet et aucune autre ne le lui ferait jamais.

C’est le mercredi que tout bascula, quand l’amie rousse aux cheveux courts et aux allures de garçon entra dans le bistrot, seule.

Elle agita une enveloppe en direction du jeune homme dont le cœur se glaça d’un seul coup.

– Je suis venue de sa part, dit-elle, vous remettre cette lettre.

– Mais pourquoi Jeanne n’est-elle pas venue jeudi dernier ?

– Tout est là. Elle est mariée, Rémi, et bien mariée. Elle est comme ça. Quelquefois, elle a besoin de compagnie. Ça a duré longtemps avec vous, j’en ai été la première surprise. D’habitude, elle voit les hommes deux ou trois fois, puis elle s’en lasse. Il faut croire que… C’est vrai que vous êtes différent, elle a dû aimer cela. Mais il faut renoncer à elle car elle ne viendra plus.

La main de Rémi tremblait quand il prit la lettre et elle trembla encore bien plus quand il ouvrit l’enveloppe dans les toilettes. Jeanne avait une belle écriture qui traduisait son instruction et une certaine classe. Des pleins et déliés comme on n’en voyait plus, ou si peu.

Elle ne viendrait plus le jeudi, elle ne viendrait plus jamais. Rémi n’avait pas besoin de le lire pour le savoir, mais pourtant il le fit.

Le samedi qui avait suivi sa dernière visite, Jeanne était allée consulter un médecin et avait appris qu’elle était enceinte. C’était l’explication qu’elle donnait dans la lettre, et Rémi ne put retenir ses larmes.

Elle lui demandait pardon de lui avoir laissé croire qu’un jour, elle quitterait son mari pour lui et elle regrettait le mal qu’elle était en train de lui faire. Désormais, elle se consacrerait à Romain et à son enfant à venir, et plus jamais elle ne pousserait la porte d’un bistrot dans l’espoir d’y trouver ce que finalement, elle avait depuis longtemps auprès de Romain sans s’en être pleinement rendu compte.

Elle écrivait aussi, pour terminer :

« Je ne t’ai jamais aimé, Rémi, mais je l’ai cru. Je l’ai cru à chaque fois que j’ai connu un homme. Je sais que tu m’as aimée plus que les autres et que tu aurais tout donné pour moi, mais vois-tu, je suis trop inconstante et je finis toujours par blesser ceux qui m’aiment. J’ai appris grâce à toi que le seul homme qui compte pour moi est celui que j’ai épousé, le père de mon enfant, et je te remercie pour cela.

Je t’embrasse, Rémi, et je te souhaite tout le bonheur possible avec une autre que moi. Jeanne. »

Dans le fond de l’enveloppe, elle avait glissé la bague qu’il lui avait offerte. Rémi leva les yeux vers le miroir. Il s’y vit seul, perdu et stupide. D’un coup de poing, il le brisa en hurlant.