ELLE N'AVAIT RIEN VU


Patricia Jadoul

 

 

Les séances de dédicace, ce n’est pas trop mon truc. C’est harassant, j’ai l’impression d’être un automate. On voit beaucoup de monde mais on ne rencontre personne... enfin, le plus souvent !

 

On croit parfois que ceux qu’on admire sont indestructibles. J’avais une amie, Maelle, je pensais que rien ni personne ne pouvait l’abîmer. Je me trompais.Je ne suis pas une aventurière. J’aime mon confort et la sécurité. Engagée dès la fin de mes études par un petit éditeur emballé par mon coup de crayon, je donne vie aux héros de ses auteurs depuis bientôt douze ans. Mon existence s’écoule donc sans trop de heurt et ponctuée de petits bonheurs simples. Je me suis mariée, jeune, et trois beaux enfants sont venus agrandir notre couple. Mon mari, Simon, m’aime et sait encore me surprendre à travers de petits gestes ou des cadeaux offerts sans raison, simplement parce que moi, Léa, trente-cinq ans sur les épaules, je suis la femme qu’il a choisie. J’aime Simon, nos trois garçons et mon métier.

Aujourd’hui Gérard Lermier, l’éditeur pour lequel j’exerce mes talents d’illustratrice m’a demandé de venir au vernissage du lancement d’une collection de livres pour enfants dont j’ai réalisé les illustrations. Il compte sur moi pour la séance de dédicaces. Je ne suis pas fanatique de ces longs moments passés à crayonner à la chaîne, mais je dois bien ça à l’homme qui m’a donné ma chance à peine mon diplôme en poche. Gérard est un passionné qui a su anticiper les attentes de son jeune lectorat et a su fidéliser son équipe par des salaires adéquats. Les éditions Lermier sont une référence dans le monde de l’édition pour la jeunesse.

Après avoir bu une coupe de champagne et discuté avec quelques familiers, je me suis donc installée derrière une table aux côtés des auteurs dont j’avais illustré les albums, et j’ai commencé mes petits dessins. J’avais déjà paraphé une vingtaine d’ouvrages quand une voix m’interpella :

– Bonjour, Léa. Ça fait bien longtemps…

Un frisson me secoua. Cette voix cassée, un peu rauque… Je levai la tête. Maelle me souriait comme si nous nous étions quittées la veille. Mon crayon se figea entre mes doigts. Douze ans déjà et la même silhouette filiforme, la même tignasse en bataille, le même éclat mutin dans le regard, comme pour dire « Ben oui quoi ! C’est moi, je suis là. On prend un verre ? ».

– Maelle ? Si je m’attendais… Je croyais que…

Maelle éclata de rire. De ce petit rire en grelot si particulier.

– Je suis bien vivante et de retour. Ça me fait plaisir de te voir et de découvrir que… enfin tout ça ! Ta réussite et… Tu n’as pas changé, tu sais.

Un murmure d’impatience parcourut la file d’attente des lecteurs. Je saisis la main de Maelle en murmurant :

– J’en ai encore pour une petite heure. Attends-moi, s’il te plaît. Tu veux bien ?

– Bien sûr ! Je suis venue avec un ami. Je t’attends au bistrot du coin de la rue, répondit-elle avec un clin d’œil.

Et elle s’éloigna souplement en direction d’un homme qui attendait en retrait. Je la suivis un instant des yeux et me replongeai dans mes dessins. Mais tandis que ma main crayonnait sur les pages de garde des albums, mille questions me traversaient l’esprit. D’où venait-elle ? Pourquoi tant d’années sans nouvelles ? Qu’avait-elle fait pendant tout ce temps ? L’heure qui suivit me sembla une éternité. Maelle, l’amie de mon adolescence, celle qui m’avait vue troquer ma chrysalide d’enfant contre un corps de femme et m’avait accompagnée dans mes premiers pas d’adulte, mes premiers émois, mes premiers chagrins, mes doutes et mes rêves secrets, Maelle qui s’était enfuie un jour sans plus donner de nouvelles, était enfin revenue.

Je l’avais toujours admirée, et j’avais toujours un peu envié ce débordement de vie et d’audace qui la caractérisait. De tout notre groupe d’amis, Maelle était celle vers laquelle on se tournait en cas d’hésitation ou de conflit. Elle semblait taillée dans le roc, hermétique au découragement, vouée au bonheur. Son insatiable curiosité n’avait d’égal que son amour de la vie.

Nous étions une bande de copains inséparables : trois garçons et trois filles, en couple. Nous nous connaissions depuis plusieurs années, et si chacun d’entre nous avait d’autres relations amicales, nous réservions toujours une ou deux soirées par semaine à notre indéfectible « sextuor ». Nous partagions vacances, escapades, souvenirs, et pensions que jamais rien ne nous séparerait.

Un soir pourtant, Maelle était venue seule. Elle nous avait annoncé sa rupture avec Martin, le sixième larron, et sa décision de partir vivre dans le Midi où elle s’installerait chez sa sœur en attendant de se trouver un nid à elle. Nous avions cru à une blague. Maelle avait un très bon poste de directrice de production de films de pub dans une des plus grandes agences de la capitale, et un salaire confortable. Elle ne pouvait avoir renoncé à ça. Mais quand cette citadine, allergique à la campagne, nous affirma que oui, elle était vraiment lasse de Paris, et partait deux jours plus tard, nous étions restés sans voix. Notre dîner rituel vira à la veillée funèbre. Nous étions sonnés, incrédules. Nous nous sommes regardés en chiens de faïence, chacun cherchant dans les yeux des autres, la cause de ce bouleversement.

L’amour de Martin et Maelle nous avait toujours semblé d’airain, et pff ! plus rien. Fallait-il que cette rupture soit insupportable pour qu’elle envoie ainsi tout balader. Chacun a regardé sa chacune douloureusement, comme si le mal qui frappait Maelle et Martin risquait de les atteindre. Ce soir-là, nous l’avons laissée partir en songeant que ce moment signait la fin de notre enfance. Ce fut comme si, en nous quittant, Maelle nous avait amputés d’un membre.

Quelques jours plus tard, Martin nous parla d’effilochage de l’amour dû à leur vie trop stressante, leurs boulots trop prenants, leurs horaires incompatibles... La vie, quoi ! Nos dîners pairs devinrent impairs jusqu’au jour où Martin vint avec une autre femme à son bras. Nous avions essayé de l’intégrer à notre groupe, mais Maelle était si puissamment ancrée dans nos souvenirs que la légèreté d’antan s’était envolée. Elle avait promis de donner de ses nouvelles quand elle serait installée, mais… nous n’en eûmes aucune ! Que s’était-il donc passé pour que, du jour au lendemain, elle n’ait plus fait signe de vie ?

 

Etienne Soupart

 

A peine la séance de dédicaces terminée, j’ai filé vers le bistrot. J’étais partagée entre la colère et le plaisir de ces retrouvailles. Maelle m’attendait en compagnie de l’homme que j’avais aperçu au vernissage ; un bel homme élégant d’une quarantaine d’années. En me voyant entrer, il se leva avec un sourire. Maelle nous présenta. Son visage ne m’était pas inconnu, et pour cause, c’était un ami de Gérard Lermier. Il avait fait la connaissance de Maelle en Chine. J’ai écarquillé les yeux.

– Maelle vous expliquera. Je me sauve, j’ai un rendez-vous et je crois que vous avez beaucoup de choses à vous raconter, dit-il en se penchant pour embrasser Maelle.

– Je crois en effet que « tu » as beaucoup de choses à me raconter ? fis-je en me posant sur la banquette à côté d’elle.

– Tu m’as tant manqué, répondit-elle en me prenant dans ses bras.

– Toi aussi, mais ne détourne pas la conversation. Pourquoi cet abîme de silence, comme si du jour au lendemain nous n’étions plus rien ? Qu’est-ce qu’on t’avait fait ? Nous comptions si peu pour toi ?

– Ce n’est pas vous ! C’est moi. C’est compliqué…

J’ai commandé un café au garçon qui passait, j’ai planté mes yeux au fond des siens et je lui ai dit :

– Vas-y raconte ! J’ai tout mon temps.

Elle a poussé un soupir. Oui, elle avait tout quitté du jour au lendemain, mais pas à cause de sa rupture avec Martin et de sa lassitude pour Paris. C’était pour un homme. Ils s’étaient rencontrés au mariage d’une de ses cousines. Ça faisait un moment que ça n’allait plus très bien entre Martin et elle. Elle était venue seule à ce mariage. Dès le premier regard échangé avec Frédéric, elle avait su qu’elle irait au bout du monde pourvu qu’il y soit.

Cet amour-là l’avait prise par surprise. Ce fut comme une tornade contre laquelle elle ne pouvait pas lutter. Frédéric était un cousin du marié. Originaire d’Albi, il y avait grandi, s’y était marié et y avait été heureux jusqu’à ce qu’il découvre que sa femme le trompait avec son meilleur ami. Leur divorce lui avait laissé un goût amer. Frédéric y avait perdu sa maison et son cercle d’amis auxquels il ne pardonnait pas leur silence, bien qu’ils eussent été au courant de la liaison de sa femme.

Blessé, il s’était retiré à une vingtaine de kilomètres dans une vieille bâtisse isolée héritée de son père, où il vivait avec la seule compagnie de ses deux beaucerons, Bo et Black. Par ailleurs, pour expulser la colère qui le tenaillait, il s’était jeté à corps perdu dans son métier d’architecte d’intérieur. Le temps aidant, la blessure s’était refermée, mais il y avait laissé un peu de son âme et s’était endurci.

Des femmes, il ne désirait plus que de brefs moments de plaisir. Mais quand il avait aperçu Maelle, il n’avait plus songé qu’à une chose : la posséder. Et tout le charme enfoui en lui s’était redéployé. Il avait passé la soirée à la séduire et la faire rire. Très cultivé, il l’avait impressionnée par l’ampleur de ses connaissances.

Au petit matin, Maelle était conquise. Après, tout avait été très vite, trop sans doute. Elle en était consciente, tout comme elle culpabilisait vis-à-vis de nous qui pensions son couple avec Martin solide comme un roc. Elle n’avait pas eu le cœur de nous avouer l’avoir si rapidement remplacé. D’ailleurs elle n’en avait parlé à personne ; ni à Martin déjà suffisamment affecté par leur rupture, ni à sa sœur chez laquelle elle n’avait jamais eu l’intention de loger. Elle voulait se donner du temps et se jeter à corps perdu vers cet homme qui lui ouvrait les portes de sensations inouïes.

Maelle avait adoré la vieille maison aux murs épais et aux meubles patinés par les ans. Quant à Bo et Black, heureux de la joie de leur maître, ils adoptèrent d’emblée la jeune femme. Au début, tout à sa passion, Maelle ne songea qu’à prouver à son nouvel amour l’ampleur de son désir. Frédéric le lui rendit bien. Ils ne firent que s’embrasser, se caresser, se fondre l’un dans l’autre. Le reste du monde pouvait bien s’écrouler, ils s’en moquaient.

Après une semaine de cette vie en autarcie, Frédéric lui annonça qu’il devait l’abandonner quelques heures pour se rendre à Albi, où en plus de sa profession de décorateur, il possédait un magasin d’antiquités tenu par un gérant. Ravie, Maelle avait émis le désir de l’accompagner. Il s’était rembruni. Pas le temps de s’occuper d’elle ; rendez-vous de travail important avec un client exigeant. Peu importe, elle visiterait la ville en l’attendant. Il fronça les sourcils. Non ! Pas ce jour-là ! Maelle avait insisté. Alors, il s’était détendu, l’avait prise dans ses bras et avait murmuré qu’il ne voulait pas qu’elle découvre la ville rose sans lui. Promis, un de ces prochains jours, il l’emmènerait. Ensemble, ils arpenteraient les rues de la ville de Toulouse-Lautrec. Il l’emmènerait dans le cœur du Vieil Albi admirer les maisons médiévales en briques foraines, aux pans de bois et encorbellements, ils flâneraient jusqu’au palais de la Berbie, visiteraient la cathédrale Sainte-Cécile toute de briques roses également, et traverseraient le Pont-vieux du XIe siècle pour mieux admirer la vieille cité perchée au-dessus de l’océan de verdure des berges du Tarn. Maelle s’était inclinée.

Les jours passèrent. Frédéric s’arrangea pour être absent le moins qu’il put. Maelle ne songeait qu’à le rendre heureux. Malgré tout, elle sentait que quelque chose le rongeait. A plusieurs reprises, alors qu’il ignorait qu’elle l’observait, elle surprit un éclat de dureté dans son regard. De même son visage se fermait parfois lors de certains coups de fil professionnels. Souvent, après ces appels, il partait en coup de vent en lui disant qu’il ne serait pas long.

Quand il revenait, il ne lui laissait même pas le temps d’un mot. Ses bras s’entortillaient autour d’elle, ses lèvres se jetaient sur les siennes et elle fondait. Elle s’abandonnait à l’homme qui semblait vouloir la dévorer, qui l’enivrait de mots d’amour. Et chaque fois, elle en était bouleversée et était affolée du plaisir qu’il lui donnait. Même si elle commençait à s’ennuyer un peu pendant ses absences et se morigénait parfois de son addiction à cet homme, elle ne parvenait plus à imaginer une autre vie. N’ayant ni voiture ni permis de conduire, elle en était réduite à se contenter de longues promenades en compagnie des chiens et passait le reste de ses journées à lire, cuisiner pour son retour et penser à leurs futures étreintes.

Frédéric gagnait largement assez d’argent pour lui offrir une existence confortable sans qu’elle ait à travailler. Lorsqu’il lui arrivait de dire qu’elle se sentait un peu inutile, il répliquait qu’elle ne l’était pas plus que la cohorte d’épouses d’hommes aisés qui avaient choisi de se consacrer à leur famille. Il l’aimait disponible. Il la voulait tout à lui. Il la prenait dans ses bras, et elle oubliait. Dès qu’il posait la main sur elle, Maelle ne maîtrisait plus rien. Elle n’était plus que désir, abandon, plaisir. Elle ne s’appartenait plus. Elle n’avait jamais ressenti ça avec Martin.

Un soir, alors qu’alanguie près de lui, elle se sentait glisser vers le sommeil, il avait murmuré à son oreille : « Je t’aime tant. Fais-moi confiance. Je suis sur une grosse affaire. Si tout se passe bien, nous partirons bientôt d’ici et je te promets que tu ne t’ennuieras plus jamais. ». Elle avait voulu lui tirer les vers du nez, mais il s’était contenté d’un « C’est une surprise » et avait étouffé ses questions sous ses baisers.

Le lendemain matin, il avait annoncé qu’il rentrerait sans doute tard dans la nuit à cause de la maison dont il refaisait toute la décoration intérieure. Ses ouvriers avaient pris du retard et les propriétaires exigeaient de pouvoir s’y installer dans vingt-quatre heures. Maelle avait grimacé. Une nuit seule dans cette maison aux volets solides, mais isolée, l’effrayait un peu. « Avec Bo et Black, tu ne crains rien. Ils sont dressés pour garder. Et tu peux m’appeler sur mon portable, mais seulement en cas d’urgence. Je vais être débordé », avait dit Frédéric pour la rassurer. Et il était parti. Elle avait appelé pour dire qu’il lui manquait, mais s’était heurtée au répondeur.

A l’aube, les aboiements des chiens accompagnés de coups insistants sur la porte d’entrée l’avaient réveillée. Elle s’était traînée à demi endormie jusqu’à la porte, avait demandé qui était là, et le ciel lui était tombé sur la tête. C’était les gendarmes.

– Quoi ? ai-je glapi en interrompant Maelle.

Elle soupira, but quelques gorgées de son verre, opina de la tête et dit :

– Tu as bien entendu. C’était les gendarmes. Ils venaient d’arrêter Frédéric. L’homme pour lequel j’avais tout quitté, si beau, si amoureux, si tout, était en fait le chef d’une bande de malfrats qui cambriolaient des châteaux et demeures de maître. Ça faisait plusieurs années qu’il opérait. Mon amour était un vulgaire voleur. Il profitait de ses rendez-vous avec les propriétaires pour repérer les objets de valeur, attendait quelques mois, faisait pister les propriétaires des lieux par ses hommes pour connaître leurs habitudes, et au moment opportun, hop !, il lançait le cambriolage. Tout était rondement mené. Ses hommes savaient exactement ce qu’ils devaient emporter, et à l’autre bout, Frédéric livrait à des collectionneurs sans scrupules. Il avait su se tisser un réseau international.

– Mais comment s’est-il fait prendre ?

– Un de ses hommes, arrêté pour détention de cocaïne, a négocié avec les flics et les a prévenus que cette nuit-là un cambriolage allait avoir lieu. Ils se sont embusqués et ne sont intervenus qu’au moment de la remise du butin à l’endroit où Frédéric les attendait. Quatre tableaux de maîtres. C’était ça, le gros coup qui devait nous offrir une vie superbe. J’étais effondrée. J’avais bouleversé mon existence pour un truand que j’aimais de toutes mes tripes.

– Tu ne pouvais pas savoir…

– Si j’avais été moins aveuglée par ma passion…

– Et les flics ?

– Ils m’ont embarquée, persuadés que j’étais complice. Ils avaient saisi son portable et pisté le mien. J’étais effondrée et morte de trouille. Je suis restée vingt-quatre heures en garde à vue pendant lesquelles ils m’ont harcelée de questions. L’horreur ! Ils n’espéraient qu’une chose : des aveux. Et moi je n’avais qu’une histoire d’amour à leur offrir. Enfin, ils m’ont confrontée à Frédéric. Il m’a regardée droit dans les yeux avec une tendresse infinie. J’en ai eu des frissons partout. Et il a confirmé mes dires en me demandant pardon. J’aurais dû le haïr, mais quand il m’a pris la main juste avant qu’on l’embarque, en murmurant qu’il m’aimait, qu’il regrettait, qu’il aurait tant voulu m’offrir le monde, j’ai pleuré. Son avocat m’a raccompagnée à la maison. Un homme est passé prendre les chiens. Je voulais rester. L’avocat m’a dit que Frédéric préférait que je parte. Il m’a tendu deux enveloppes. Dans l’une, il y avait un mot de Frédéric : « Tu resteras mon plus beau souvenir et mon regret. Tu es jeune, je t’interdis de m’attendre. Sois heureuse », et dans l’autre, une liasse de billets, largement assez pour que je puisse me retourner. Je n’en voulais pas, mais l’avocat a insisté. J’ai fait ma valise Je suis retournée à Paris, et grâce à une relation de mon ancien boulot, j’ai décroché un emploi de directrice de com pour un voyagiste.

– Mais pourquoi ne nous as-tu pas appelés ? On t’aurait aidée.

– J’avais honte, honte de cette passion qui me tenaillait encore, et honte de vous avoir menti. J’ai préféré la fuite. Je voulais oublier. J’ai voyagé dans le monde entier, y compris en Chine où j’ai rencontré l’homme que j’accompagnais ce soir, sans savoir que j’allais te retrouver.

– Ton nouvel amoureux ?

– Peut-être, mais j’ai peur de me tromper encore, et surtout peur de ne plus rien avoir à donner. Je pense toujours à Frédéric. Il a pris quinze ans. Si je le revoyais, je ne suis pas certaine de pouvoir lui résister. Après ça, que peut-on vivre ? Si tu savais comme c’était intense ! Je me sentais tellement vivante dans ses bras… tellement…

– Annihilée.

Maelle ne protesta pas, mais il y avait une telle flamme dans son regard que je l’enviai presque.

– Et toi, qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? demanda-t-elle brusquement.

– Moi ? J’ai épousé Simon ; nous avons trois enfants, et question travail, tu viens de voir.

Voilà. En une phrase, je venais de résumer douze années de ma vie.

 

Je suis repartie vers Simon et mes enfants avec les coordonnées de Maelle. J’étais heureuse de l’avoir retrouvée, mais perturbée aussi. Ma vie me semblait trop morne. J’eus droit à un « salut, M’man ! » et un « salut, chérie ! », puis ma nichée et mon homme se sont replongés dans leurs occupations. Toute la soirée, j’eus envie de crier à Simon : « Fais-moi vibrer. Emporte-moi là où Maelle est allée ».

Quand nous nous sommes couchés, il m’a prise dans ses bras en disant : « Je suis tellement heureux que tu existes ». Et il a fermé les yeux.

Je suis restée quelques minutes sans bouger, puis je me suis penchée vers lui. Il dormait, lèvres entrouvertes et traits détendus. Il ressemblait presque à un enfant. J’ai souri. Jamais il ne m’avait prise avec passion sur le coin d’un meuble, jamais il ne m’avait embrassée comme s’il avait voulu me dévorer, mais il était là ; il avait toujours été là, tendre et serein, mais aussi solide qu’un roc. Je ne connaîtrais jamais le feu de la passion, mais j’en étais certaine, Simon m’aimait. Chaque jour, je le voyais dans son regard tranquille. Simon était mon amour. Je me penchai pour déposer un baiser sur ses lèvres. Il ouvrit un œil et marmonna :

– Qué qu’y a ?

– Rien, mon roc. Rendors-toi. Je t’aime.

Et je me suis lovée contre lui sous la couette.