MERVEILLEUSE ALICE 


Christine Delfosse



D’habitude, je me ménage davantage. Mais aujourd’hui, je ne sais pas ce qui m’a pris, je n’ai pas fait de pause. Il faudrait que je trouve rapidement un endroit où garer mon camping-car pour la nuit...

 

Je n’ai jamais vu une route aussi longue. C’est en tout cas l’impression que j’ai car je conduis depuis des heures et me suis perdu plusieurs fois dans le fabuleux paysage ardéchois. Je commence à être épuisé. Aussi belle que soit la nature qui m’entoure, avec ces magnifiques bâtisses perdues dans les rochers et la verdure, je n’ai plus qu’une envie : prendre un bon repas et dormir.

J’aperçois au loin le belvédère naturel qui surplombe le village de Sampzon. Je vais pousser jusque là-bas et voir si je peux trouver un endroit pour me restaurer. Sinon, je mangerai dans le camping-car.

Depuis mon divorce, j’ai opté pour ce mode de vie itinérant. Au gré de mes déplacements professionnels, je vois du pays et je rencontre du monde. Je bosse pour une agence immobilière. Je prospecte afin de trouver les plus belles affaires du marché. Notre clientèle est anglaise avant tout, mais il y a aussi des Hollandais. Ces gens-là se sont pris d’un véritable engouement pour notre patrimoine et pour les prix attractifs du marché de l’immobilier.

Ce qu’il fait chaud ! C’est un beau mois de juillet, mais dans ce coin de France, la sécheresse commence à faire des ravages. La météo annonce une longue canicule.

Mes yeux me piquent, j’aurais dû faire un petit somme, mais j’étais trop pressé de trouver l’affaire du siècle.

Je roule, je roule. L’Ardèche s’est lovée autour du promontoire rocheux, son niveau est bas et ses eaux sont paisibles…

 

 Etienne Soupart

 

J’ai eu un moment d’absence, j’ai dû m’endormir. C’est un choc qui m’a réveillé. Mon camping-car a heurté quelque chose. Je saute hors du véhicule pour m’apercevoir qu’il ne s’agit que d’une grosse pierre qui a un peu endommagé le pare-choc. J’ai eu peur d’avoir renversé un promeneur ou un animal. Merde, alors ! Comme si j’avais besoin de ça. Je me penche pour constater les dégâts, je vais devoir aller au garage. Ce sera pour demain car pour aujourd’hui, j’ai eu ma dose.

– Vous n’avez rien ? fait une voix féminine dans mon dos.

Je me redresse. Elle est jolie. C’est une petite brune à la chevelure mi-longue dont les boucles encadrent un visage souriant. Ses yeux verts me sourient.

– Le camping-car a légèrement souffert, mais moi, ça va. Enfin, je crois.

– Vous n’êtes pas le premier à heurter ce gros morceau de roc. Il est pourtant visible.

– Je crois que j’avais les yeux fermés au moment de l’impact.

Elle rit. Son visage est radieux. Elle n’est pas filiforme comme ces filles que l’on voit trop souvent actuellement. Non, elle a de jolis bras… Hum, de jolies jambes aussi, avec son short rouge très court. Ce n’est pas mon genre de regarder ainsi les femmes, mais celle-ci…

– A cette heure-ci, me dit-elle, le garage est fermé. Mais vous pouvez garer votre camping-car chez moi, si cela peut vous rassurer.

– Je ne voudrais pas vous déranger, et j’ai l’habitude de dormir sur le bord des routes.

– Oh, ça ne me dérange pas ! Le garagiste est un ami, je vais l’appeler tout de suite pour lui dire que vous lui porterez votre véhicule demain.

Je n’ai pas le temps de lui dire « oui », ou « non ». Elle a déjà composé le numéro.

– Allô, Max, c’est Alice… Oui, très bien, et toi ? Oh, sans doute un de ces soirs, et c’est moi qui t’inviterai cette fois…

Je la regarde, elle bouge divinement la tête tout en parlant, et elle rit. Cette fille ne fait donc que rire. Décidément, elle est vraiment charmante. Elle s’appelle Alice, et moi, j’ai l’impression d’être au pays des merveilles quand je la regarde. Il va falloir que je me ressaisisse car je crois bien que jamais une femme ne m’a fait cet effet. Du moins, pas instantanément, comme elle. A croire que le coup de foudre existe vraiment. Moi qui n’y croyais pas. Déjà, une question me taraude : ce Max, qui est-il pour elle ? Je suis peut-être en train de tomber amoureux d’une femme dont un autre est déjà amoureux. « Je t’embrasse », a-t-elle dit en raccrochant.

– Max vous attend demain matin à la première heure. Ma maison est là, au bout de ce chemin. Ainsi vous n’encombrerez pas la route… Et ça ne vous coûtera pas un centime, ajoute-t-elle sur le ton de la plaisanterie.

Je hoche la tête en signe d’assentiment. Elle ouvre la portière côté passager et se hisse sur le siège. Je monte à mon tour et démarre.

– Alors comme ça, vous avez un ami garagiste ?

J’espère qu’elle n’a pas senti la pointe de jalousie qui affleure dans ma voix.

– C’est bien plus qu’un ami, Max est formidable ! Je l’adore.

– Il en a de la chance.

Ça m’a échappé. C’est une réflexion tellement banale, elle a dû l’entendre tant de fois… Je suis piteux. Si je la fermais, ce ne serait peut-être pas plus mal, du moins, pour l’instant.

Au détour du chemin, j’aperçois la maison. Elle est petite, basse, avec des volets bleus. Elle est enfouie sous une végétation luxuriante de jasmin et de chèvrefeuille, entourée de fleurs multicolores bordant la pelouse un peu anarchique. Tout cela est charmant, mais je ne suis pas étonné.

Discrètement, je jette un coup d’œil à la peau dorée de ses jambes. Je suppose que cette fille n’a pas plus de trente ans. J’aurais dû la rencontrer avant… Avant Max ou n’importe qui d’autre. Si ça se trouve, un homme va surgir de la maison pour m’accueillir. Je n’avais pas encore pensé qu’elle pouvait être mariée.

Je jette un œil dans le rétroviseur intérieur pour voir quelle tête je peux avoir après des heures de route. Ça pourrait être pire. Seuls quelques poils de barbe me trahissent. J’ai quarante-cinq ans, bon sang ! Elle paraît si jeune.

Je franchis une petite barrière bleue, comme les volets.

– Où est-ce que je peux me garer ?

– A droite, sur la pelouse, ce sera parfait. Sous les arbres.

Une fois garé, je coupe le contact et je me laisse aller contre le siège.

– Vous êtes crevé, n’est-ce pas ?

– Vous allez me faire la leçon et vous aurez raison, j’aurais dû m’arrêter avant.

Elle acquiesce, sans se départir de son sourire. Et moi, je respire le parfum de sa peau quand elle passe la main dans ses cheveux. C’est comme une vague légère qui m’effleure. Je ne pourrai jamais oublier cette fille. C’est dingue, mais je sais déjà que je la reverrai toujours, debout sur cette route, avec son short rouge et son débardeur noir. Je sais que j’entendrai encore sa voix quand je serai à plus de mille kilomètres d’elle.

Nous devrions descendre du camping-car, mais elle s’est aussi laissée aller contre le dossier, comme si elle savourait avec autant d’intensité l’instant magique que nous partageons.

– Vous devez penser que je ne suis pas prudente en invitant ainsi un étranger dans ma maison ? Je ne fais pas ça tous les jours, vous savez. A vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je l’ai fait. Mais puisque vous êtes là, je vous offre de profiter du confort de ma maison. Je vis seule et je ne suis pas contre un peu de compagnie.

Ouf ! Elle a peut-être ressenti mon soulagement ; en tout cas elle rit. A croire qu’elle est à elle seule tous les bonheurs que je n’ai jamais connus.

Je ne veux pas avoir l’air d’abuser, je ne veux pas qu’elle s’aperçoive que je n’attendais que cela.

– Ne vous inquiétez pas pour moi, j’ai tout ce qu’il faut dans ma « maison roulante », même une douche et de quoi faire la cuisine.

– Je ne m’inquiète pas. Je me doute bien que vous avez tout cela. J’ai juste envie de parler à quelqu’un, de passer une soirée avec un parfait inconnu, rien que pour partager un agréable moment. Ça vous paraît bizarre ?

– Oui… Euh… Non. J’accepte avec plaisir votre invitation.

Elle se décide à ouvrir la portière pour descendre. J’aurais aussi bien pu rester des heures assis comme ça, auprès d’elle. A ne faire que respirer le parfum de sa peau que chaque courant d’air m’envoie.

Son intérieur lui ressemble. Il y a des bouquets de fleurs. Les meubles sont peints dans des tons pastel, les murs sont blancs. Chaque fenêtre est ornée de doubles-rideaux fleuris. Il flotte dans l’air une musique douce. Si je m’y connaissais en musique classique, je saurais dire de quel musicien il s’agit, mais ce n’est pas le cas. Je sens aussi un parfum d’encens. Alice n’a pourtant rien d’une baba-cool, mais l’endroit invite à la paix. Pour moi qui suis souvent stressé, c’est une sensation presque inconnue. Je respire, je caresse des yeux tout ce qui m’entoure. Partout, c’est elle que je vois. Il y a beaucoup de poteries également dans la salle à manger. De toutes les tailles. Qui servent de vases, de cache-pots, de porte-parapluie ou encore de vide-poches ou de coupe à fruits. Je suis en extase.

– Vous aimez les poteries ? je lui demande.

Encore une question idiote, mais je devais trouver quelque chose à dire. Je ne pouvais pas lui dire : « Alice, je meurs d’envie de vous embrasser. »

– C’est moi qui les fais. J’aime ça depuis que je suis toute petite. J’étais la plus douée de ma classe à la maternelle, et je ne dis pas ça pour me vanter. Ça me coule dans le sang. Vous en voulez une ?

– Pour mettre dans mon camping-car ? Je ne pense pas que ce soit la place d’un chef-d’œuvre.

Elle rit encore et ses yeux rient aussi. Ce qu’elle me plaît, cette fille !

– Les poteries se plaisent partout, si on les aime. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas mettre une poterie dans un camping-car.

– Je ne vois pas non plus. Je veux bien que vous m’offriez une poterie… Je m’appelle David, j’aurais dû me présenter avant.

– Moi, je m’appelle Alice, et moi aussi j’aurais dû me présenter avant.

– Je connais votre prénom, je vous ai entendu le dire tout à l’heure, quand vous étiez au téléphone avec le garagiste.

– C’est vrai, j’avais oublié, Max… J’espère qu’il pourra réparer rapidement les dommages. Il travaille comme un artiste.

– A vous entendre, ce Max a effectivement toutes les qualités, dis-je, un peu amère et terriblement jaloux.

– Installez-vous, David. Que voulez-vous boire ? Plutôt un alcool ou alors quelque chose de frais ?

– La même chose que vous.

– Ok, alors ce sera un scotch. Ça m’arrive souvent de boire un scotch à cette heure, en écoutant tranquillement de la musique.

Elle saisit la télécommande de la chaîne stéréo et « Le Printemps » de Vivaldi envahit l’atmosphère. Je connais Vivaldi, Les Quatre saisons.

Je m’assois dans un fauteuil, devant une table basse. Alice ouvre le bar, en sort une bouteille et deux verres qu’elle pose sur la table.

– Si vous n’appréciez pas la musique classique, je peux mettre autre chose. J’aime à peu près tout, à partir du moment où ça me transporte.

– C’est très bien comme ça.

Qui est donc cette fille ? Une fée, une sorcière ? Ses yeux verts pétillent tandis qu’elle boit une gorgée de whisky, assise dans le fauteuil opposé au mien. J’ai fait naufrage sur une île merveilleuse et il n’est pas question que je lance le moindre S.O.S.

Nous commençons à discuter, de choses et d’autres. Ma fatigue s’est envolée comme par enchantement. Je me laisse bercer par la voix d’Alice et la musique de Vivaldi qui enchaîne sur les autres saisons.

Elle est séparée depuis cinq ans de Jérôme et elle a plutôt bien vécu cette séparation. C’est avec lui qu’elle a acheté cette maison délicieuse et c’est elle qui en a fait la décoration, seule. Ce qu’elle est douée ! Elle avait un peu d’argent de côté, elle a remboursé la part de Jérôme pour conserver cet endroit qu’elle prétend ne jamais vouloir quitter.

Jérôme et elle n’étaient pas faits l’un pour l’autre, mais ils l’ont compris un peu tard. Elle n’a jamais eu d’enfants. Moi non plus. Laure avait un fils quand je l’ai épousée, et elle ne comptait pas en avoir un avec moi. Avec le recul, je me dis qu’elle a eu raison.

– Et vous, comment avez-vous vécu votre séparation ? me demande-t-elle.

– J’étais un peu perdu au début. Il a fallu vendre la maison… Non, en réalité, je ne peux pas dire que ça se soit mal passé. Je n’avais pas envie qu’on se déchire, qu’on se balance nos torts à la figure.

Alice ouvre un tiroir de la table basse et en sort un paquet de cigarettes. Elle me le tend, j’en prends une. Elle en fait autant et elle avance la main avec un briquet pour allumer ma cigarette.

Je prends sa main dans la mienne pour la guider. Ça aussi, c’est un truc classique. Tous les mecs qui draguent font ça. Sauf que moi, je le fais parce que je meurs d’envie de le faire. Sa peau m’attire comme un aimant. Je garde sa main dans la mienne, elle ne cherche pas à la reprendre. Un sourire étrange se dessine sur ses lèvres et quelque chose passe dans ses yeux, comme un voile d’inquiétude.

– Qui avait tort ? me demande-t-elle sans me quitter des yeux.

– Tort ?

– Votre divorce. Vous avez dit que vous ne vouliez pas vous balancer vos torts à la figure. Qui de vous deux avait le plus de torts ?

C’est vrai que quelquefois, je ferais mieux de me taire, mais après tout, ce n’est pas grave. Je peux bien lui dire. Tant pis si je perds à jamais toutes mes chances de la prendre dans mes bras avant que le soleil se soit couché.

– Je suppose que c’est moi. J’ai… J’avais un problème avec la fidélité.

Lentement, elle reprend sa main. Je n’aurais jamais dû dire ça, c’était vraiment maladroit. J’accumule les gaffes avec Alice, mais je n’avais pas envie de lui mentir.

– Vous avez les mains si douces, pour un homme, me dit-elle.

– Je ne vous ai pas choquée, alors ?

Le jour a baissé légèrement. Suffisamment pour que la flamme du briquet jette une lueur magnifique sur son beau visage quand elle allume sa cigarette.

– Moi aussi, j’aurais dû tromper Jérôme. Je regrette de ne pas l’avoir fait.

– Quelle drôle d’idée ! Dans un couple, on devrait pouvoir se faire confiance, sinon, c’est qu’il y a un problème.

– Il y en avait visiblement un, puisque vous et moi sommes tous deux séparés.

C’est d’une logique implacable. On ne se connaît que depuis quelques heures et j’ai l’impression de la connaître depuis des années. Mais sans la lassitude que les couples éprouvent parfois. Elle et moi sommes un vieux couple imperméable à l’usure du temps, mais nous ne le savons pas encore. Alice ne le sait pas encore.

– Et Max ? Qui est ce Max si formidable, cet artiste de la mécanique ?

– Vous semblez beaucoup vous intéresser à Max. C’est juste un vieil ami de mon père. Il devra bientôt prendre sa retraite et ça lui fiche le cafard. Il est passionné par son boulot. Sa femme et lui sont comme des parents pour moi. Tout le monde les aime, ici.

– Mais alors, dis-je, soulagé, lui et vous… Enfin, il n’y a rien de plus qu’une profonde amitié ?

Cette fois, elle éclate de rire en secouant la tête. Ses boucles brunes, que je devine si agréables à toucher, caressent son visage.

– Pauvre Max, s’il vous entendait ! Il est en adoration devant sa femme depuis plus de quarante ans. Pour moi, c’est un couple exemplaire. Vous voulez manger quelque chose ? J’ai préparé une salade de riz et j’ai aussi des avocats bien mûrs… et puis un excellent petit vin de pays.

Je me sens bien dans le décor d’Alice. Mieux que ça, j’ai l’impression qu’il me va comme un gant. Tout à l’heure, elle a dit que j’avais les mains douces. On ne dit pas cela à quelqu’un qui vous est tout à fait indifférent, en tout cas pas dans ces circonstances. J’ai remarqué aussi qu’elle tenait à ce que je sache qu’il n’y avait rien entre Max et elle. Je n’arrête pas de me dire que tout cela est complètement fou et que peut-être je me trompe sur toute la ligne.

– Alors, insiste-t-elle, ça vous tente ?

– Alice, tout me tente quand vous êtes là. Je ne sais pas comment vous le dire, mais… Je suis tellement bien ce soir. C’est grâce à vous.

Elle ne me répond pas. Je suis peut-être allé trop vite pour lui dire ce que je ressens en sa présence. Elle se lève.

– Je vous laisse un petit moment, je vais me changer, il fait un peu frais.

Je prends encore une bonne bouffée du parfum de sa peau quand elle se lève, quand elle bouge. Elle me fascine.

Je me contente de lui lancer un large sourire en guise de réponse et j’ai envie de lui dire que durant les cinq ou dix minutes pendant lesquelles je ne vais plus la voir, elle va me manquer. Je la regarde se déplacer jusqu’à la porte de la salle à manger. Ce que je vois remue tout mon être. Elle disparaît dans l’escalier. Ça y est, elle me manque.

Quand elle redescend, quelques minutes plus tard, elle porte un jean et un tee-shirt noir. Je veux faire des folies avec elle. Mais pas seulement pour un soir. Elle est de celles qu’on ne peut pas oublier.

– J’ai besoin d’un petit coup de main, me lance-t-elle de la porte de la salle à manger.

Elle entre dans la cuisine où je la suis. Ça sent bon les herbes et les fruits. Là aussi, il y a des bouquets de fleurs et des plantes vertes sur la fenêtre ouverte.

– Qu’est-ce que vous faisiez sur cette route, tout à l’heure ?

– Je faisais une balade à pied. Je venais juste de sortir de chez moi. Je ne me lasse pas de ce paysage.

– Il fallait que je me perde dans un coin aussi retiré pour rencontrer quelqu’un comme vous.

– Comme moi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle m’a tutoyé. Je n’ai pas rêvé, elle vient de me tutoyer. Elle est en train de saupoudrer des herbes sur le riz et elle n’a pas relevé la tête quand elle m’a parlé. Je me penche discrètement sur ses cheveux et je les respire.

– Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-elle, amusée.

– Je suis envoûté.

– Alors coupe donc cet avocat en deux et pose-le sur cette assiette.

– Je ne plaisante pas, Alice, vous êtes… tu es… Oh, je sais, ça va te paraître incroyable, impossible…

– Improbable ?

– Oui, improbable, mais pourtant… Il me semble que je suis amoureux de toi. C’est arrivé comme ça, quand je t’ai vue sur la route. Regarde, nous voilà déjà en train de faire la cuisine ensemble alors que nous ne nous connaissons que depuis quelques heures. Est-ce que ce genre de chose arrive tous les jours ?

– Bien sûr, David. A des tas de gens, aux quatre coins du monde. Nous ne sommes pas les seuls, et cela n’a rien d’improbable. C’est un moment infime qu’il ne faut surtout pas laisser passer, un moment où la vie bascule, où l’on prend un autre chemin.

– Tu y crois vraiment ? Je ne suis pas fou ?

Quand je me saisis de l’avocat, elle attrape ma main et l’arrête dans son élan. Elle plonge ses yeux au fond des miens.

– Si tu es fou, alors je suis folle également, tu ne penses pas ? J’ai remarqué de quelle façon tu me regardes, et tout à l’heure, je sais que tu as respiré mes cheveux. Quand tu l’as fait, j’ai ressenti une curieuse sensation. Je t’ai dit que je n’avais pas pour habitude d’inviter des inconnus à la maison, même s’ils tombent en panne à quelques pas de chez moi.

Je pose l’avocat sur l’assiette et je prends le couteau. Nous coupons ensemble le fruit, la main d’Alice guidant la mienne.

– J’aime ta peau, souffle-t-elle sans me regarder.

– Je suis fou du parfum de la tienne, et de la douceur de tes cheveux, lui dis-je, en tendant la main vers son visage.

Je ne me suis pas perdu sur cette route, comme je l’avais cru au début. C’est avant que j’étais perdu, quand je ne connaissais pas Alice.

Un courant d’air lui effleure les cheveux. Ses yeux verts s’accrochent aux miens pour ne plus les quitter. Je frissonne. Alice, tu dois être un ange, ou quelque chose comme ça. Est-ce que je te l’ai dit ? Est-ce que je peux te le dire maintenant ?

– Qui es-tu, Alice ?

– Moi ? Je suis une fille un peu folle qui t’a reconnu sans jamais t’avoir vu.

– Ça fait longtemps que j’ai envie de t’embrasser.

– Si longtemps que ça ?

– Une éternité...

Elle pose son visage au creux de ma main et mon corps tout entier en est comme électrifié.

– Fais-le, David… Embrasse-moi, maintenant. Le temps est trop précieux pour qu’on le laisse filer.