LA KERMESSE 


Lauren Vittore



Comme tous les matins, les mamans des enfants de l’école Saint-Ignace se retrouvaient pour papoter autour d’un café. C’était leur petit moment à elles. Et n’entrait pas dans leur cercle qui voulait !

 

Le barman la vit entrer d’un pas hésitant et lui fit un clin d’œil.

– Salut, Sandra, la rentrée s’est bien passée ? Je te sers un café ?

– Bonjour, Stéphane. Oui, je veux bien. Je suis la première ?

– Bah, les autres ne devraient pas tarder…

Elle regarda autour d’elle comme si elle cherchait une place où se poser alors que le bistrot était quasiment vide et alla finalement s’asseoir sur la banquette sous le grand miroir, à la table qu’elle et ses copines occupaient chaque matin entre huit heures trente et neuf heures quinze du 3 septembre au 30 juin et ce, depuis cinq ans.

Stéphane sourit. Sandra n’avait pas changé. Toujours cette allure de grande bringue un peu godiche, embarrassée par ses longs cheveux blonds roux, sa frange envahissante, ses jambes interminables et ses grands doigts, perpétuellement encombrée par un sac trop vaste, un pull noué sur les épaules ou une veste sur le bras « pour le cas où… ».

Valérie déboula, suivie de peu par Claire alors que Stéphane posait une tasse devant Sandra et en l’espace d’une seconde, le bistrot se transforma en basse-cour : « Bonjour bonjour ! Nous voilà ! Comment vas-tu ? Et toi ? Ah, quelle bonne mine ! Oh, quel joli sac ! Salut, Stéphane ! »

Valérie, petite brune ronde et vive, yeux noirs et lèvres carmin, planta une bise sonore sur la joue du barman, lui commanda un café serré, puis non, un double café, et finalement un café normal mais allongé avec un verre d’eau. « Fraîche, l’eau ! » hurla-t-elle à l’attention du jeune homme qui débarrassait la table voisine et fit posément remarquer qu’il n’était pas sourd. Mais Valérie était déjà aux prises avec le sac de Sandra qu’elle palpait pour en éprouver la finesse du cuir avant d’embrasser sa propriétaire.

– Alors, cette rentrée ? Vous avez vu le petit tailleur de la directrice ? Très chic, non ? Dis-moi, Sandra, ton fils est bien en CM2 avec Sandrine Lemaire ? Le mien l’avait l’an dernier, elle est très bien, un peu sèche mais très compétente… Ma fille Anaïs est en CE2 avec Pauline Dubos, vous la connaissez ? Non ? C’est une nouvelle, il faudra que je me renseigne. Assieds-toi là, Claire, tu auras de la place pour ta poussette. Tu as commandé ton café ? Stéphane ! Un autre café ! Ah, tu veux un thé ! Stéphane, annule le café ! Comment, le thé ? Stéphane, un thé vert ! Qu’il est chou, ce petit bout… le portrait de son père !

Proférée avec étourderie, cette dernière remarque passa heureusement inaperçue. Il était pourtant vrai que Claire était loin d’être un prix de beauté : ses petits yeux rapprochés semblaient enfoncés sous un front étroit alors que ses joues s’étalaient, larges et pleines, conférant à son visage une peu flatteuse forme de poire que n’atténuait aucun artifice de maquillage. Sa silhouette était parfaitement raccord avec son visage, un buste menu posé sur des hanches larges et des fesses volumineuses auxquelles répondait depuis quelques mois un ventre proéminent.

 

 Etienne Soupart

 

Claire s’écroula plus qu’elle ne s’assit sur la chaise que lui indiquait Valérie et s’appuya sur le dossier, exhibant ses rondeurs avec fierté.

– Pff ! Plus que quatre mois. Je n’en peux déjà plus.

Sandra contempla alternativement le poupon dans la poussette et le ventre rond. 

– Je m’y perds dans le décompte. C’est quel numéro qui est en préparation ?

– Le numéro six.

– Le sixième ? Mais comment faites-vous ?

– Comme tout le monde, ma chérie ! Le mode d’emploi est toujours le même depuis des siècles. Jean-Benoît et moi adorons les enfants. Céline est en 5e, Maxime en CM2, Charlotte en CE1, Bertille en maternelle et Guillaume va sur ses vingt mois… Ah, la rentrée, c’est du sport ! Mais avec un peu de personnel et un minimum d’organisation, on s’en sort très bien. Je reprendrai mes cours d’histoire de l’art dans quelques mois.

L’arrivée de Stéphane apportant café, thé et verre d’eau les interrompit :

– Marie et Léna ne sont pas là, les filles ?

– Si, si, elles arrivent ! J’ai croisé Léna dans la cour, en retard avec Simon, et Marie attendait la fin du discours de la directrice pour dire son mot, elle est responsable APEL, tu sais.

– Ah, voilà Léna !

Une jolie rousse aux yeux verts s’avança vers elles, salua Stéphane d’un sourire rapide et se glissa avec souplesse entre la poussette, la table et le sac de Sandra pour atterrir sur la banquette face à Claire. Elle commanda un café d’une voix posée, ôta ses lunettes de soleil avec une grâce calculée et les posa avec affectation devant elle.

– Bonjour… Vos rentrées se sont bien passées ? Vous avez vu que nos fils sont dans le même CM2, avec Mme Lemaire ? Simon était enchanté de retrouver  ses copains, Maxime et Hugo. Valérie, tu as une mine splendide… Claire, ton numéro 5 est de plus en plus beau. Ah, tu as un nouveau sac, Sandra ? Classe… Dites, avez-vous vu Marie ?

Stéphane apporta un nouveau café et retourna derrière son comptoir en souriant. Léna n’appartenait pas encore au groupe.

Depuis son arrivée, la joyeuse harmonie de la tablée semblait quelque peu effilochée et l’intensité des discussions avait baissé d’un cran. Claire remettait en place avec une application extrême le tee-shirt de Guillaume qui ne faisait pourtant pas un pli, Valérie sirotait son café et Sandra avait entrepris une plongée en apnée dans son sac à la recherche de son agenda. Léna n’avait pas les codes…

Elle était pourtant jolie, Léna, fine et délicate, des yeux superbes et une bouche gourmande, peut-être un peu maniérée et probablement maquillée de manière trop appuyée. Plus jeune que les trois autres, elle n’avait pas leur faconde affable de bourgeoises des beaux quartiers, leur aisance dans le négligé ou leur familiarité avec le fonctionnaire besogneux. Elle était habillée de couleurs trop vives, elle vous jetait sous le nez une copie de Ray Ban un peu clinquante et n’appelait pas les institutrices par leur prénom. Stéphane en était témoin : elle faisait depuis deux ans un forcing impressionnant pour réussir à pénétrer ce cercle restreint, mais il y avait encore du chemin à parcourir.

Un « Ah ! Enfin ! » lui fit tourner la tête vers la porte.

Marie faisait son entrée. Doyenne du groupe, sa fille aînée venant juste d’entrer au lycée, Marie en était l’âme. C’est elle qui avait ouvert à Sandra le binôme qu’elle formait avec Valérie, et proposé par la suite à Claire de se joindre à elles.

Toutes les quatre étaient des femmes d’un milieu aisé, épouses de notables reconnus ou en voie de le devenir. Elles habitaient ces rues du centre où les belles et vieilles maisons se cachaient derrière de hauts murs et dont l’Institution privée Saint-Ignace formait le cœur. Maîtresses de maison hors pair et mères dévouées très impliquées dans la vie de leur école, n’ayant pas d’autre profession que celle de femme au foyer et assumant parfaitement ce statut de privilégiées, leurs familles se fréquentaient les week-ends et se croisaient sur leurs lieux de vacances. Leurs époux jouaient au tennis ou au golf dans les mêmes clubs et elles-mêmes se retrouvaient le matin au Panama, seul bistrot du quartier suffisamment près de l’entrée de l’école primaire pour qu’elles puissent guetter leur progéniture mais assez loin pour ne pas paraître envahissantes à celle-ci.

C’est encore Marie qui avait plaidé la cause de Léna auprès du trio : oui, Léna était la mère d’un enfant sans père officiellement déclaré, mais le petit Simon était bien élevé. Elle avait un job sans prétention, secrétaire à mi-temps à la mairie du quartier, mais se rendait toujours disponible pour tenir un stand de vente de brioches à la kermesse ou accompagner une sortie de classe au musée. Faute de moyens suffisants, elle vivait chez ses parents, dans une jolie maison, un peu trop moderne, certes, un peu surchargée, aussi, voire tapageuse… Mais située rue des Carmes, donc dans le triangle recommandé.

Elle était présente à toutes les réunions parents-professeurs, recevait les copains de Simon et leur servait un délicieux gâteau au chocolat fait maison. Elle semblait prête à prendre trois quarts d’heure tous les matins pour papoter de tout et de rien au Panama. Et pour faire plaisir à Marie, le trio avait admis Léna « à l’essai ».

Et Léna le savait. Elle avait un pied dans le cercle, mais rien qu’un pied.

De l’avis de Stéphane, Marie était assurément la plus posée et la plus sensible du groupe, celle également qui avait le plus d’allure.

Pourtant, ce matin-là, malgré un chemisier ivoire parfaitement assorti à un pantalon marron glacé au pli impeccable, Marie lui sembla, comment dire… chiffonnée. Mal fagotée. Elle dont on remarquait le fier port de tête et l’apparence nette semblait voûtée et comme imprécise. Floue. Même son maquillage, pourtant léger, sonnait moins juste que d’habitude. Son sourire contraint, son regard vague et ses gestes hésitants dénotaient une profonde préoccupation.

Elle s’assit à la table voisine, à côté de Claire, et écarta de son visage une mèche brune d’un geste lent.

– Un grand café, Stéphane, s’il te plaît, et un croissant. Alors, cette rentrée ? Tout s’est bien passé ? Claire, veux-tu que je récupère Céline le soir, elle travaillera avec Anna, cela te permettra de souffler un peu… Oui, je suis un peu fatiguée ces temps-ci, je ne sais pas comment tu fais, Claire, je t’admire. Moi, avec mes ados, je ne m’en sors pas. Valérie, ta puce est bien avec Pauline Dubos ? Elle vient d’une ITEP de Nantes, tu sais, ces établissements pour enfants difficiles… Elle y faisait des merveilles, paraît-il. Et toi, Léna, ça te va, Sandrine Lemaire pour Simon ? Ce n’est pas une rigolote, mais elle est fiable et solide…

La jolie rousse se pencha vers Marie et se lança dans une longue description du caractère un peu lunaire de son fils tout en s’agitant sur la banquette. Tant et si bien que cinq minutes plus tard, elle avait glissé à la table voisine et faisait face à Marie. Et sous le regard de Stéphane, observateur débonnaire et discret, le quintet se trouva divisé ainsi qu’il l’était depuis six mois : Valérie, Sandra et Claire avaient repris leur badinage animé tandis que Marie et Léna échangeaient à voix basse sur des sujets plus personnels.

Mais ce jour-là, Marie semblait absente et n’écoutait qu’à demi.

Léna le remarqua et s’interrompit :

– Ça ne va pas, Marie ? Tu as l’air ailleurs.

– Non, je suis réellement fatiguée.

Elle jeta un coup d’œil rapide vers la table voisine dont le niveau sonore s’élevait et baissa les yeux vers la table.

– Je dors assez mal depuis quelque temps. Je me fais du souci pour Richard.

– Ton mari ? Il a des ennuis à l’hôpital ?

– Non, ce n’est pas cela…

Sa voix se réduisit à un murmure :

– Je ne veux pas en parler. C’est trop difficile.

Léna pinça les lèvres et se recula sur la banquette. Devant elle, Marie tripotait nerveusement sa petite cuiller, à la fois butée et fragile, et sur sa droite les voix du trio lui parvenaient  par-dessus la poussette de Guillaume.

C’était pourtant le bon moment.

Elle se pencha sur la table et posa sa main sur celle de Marie :

– Je ne veux absolument pas être indiscrète, mais je sais qu’il y a des choses qu’on ne peut pas raconter à ses meilleures amies, par pudeur, par respect, et par méfiance aussi. Je sais aussi que cela fait du bien de parler, d’entendre une autre voix que celle qui vous trotte dans la tête… Si tu as besoin d’une écoute neutre, je veux bien être celle-là.

Le regard que lui lança Marie en retour lui prouva qu’elle avait frappé juste : un regard à la fois perdu et éperdu de reconnaissance, qui vrilla néanmoins le cœur de Léna. Elle avait compris qu’elle ne comptait pas au nombre des meilleures amies de Marie.

Quelques instants de silence s’écoulèrent, troublés par le clapotis de la conversation du trio voisin. Léna apprit qu’une fiesta entre couples s’organisait, dont elle ne ferait pas partie. Pas cette fois-ci, pas encore… Marie commença alors à parler, très doucement :

– Je crois que Richard a une maîtresse.

– Ce n’est pas possible, Marie, pas Richard ! Pas vous !

– Chut ! Moins fort ! Eh si, c’est possible…

– Je vous ai vus ensemble au spectacle de fin d’année, en juin dernier, vous sembliez tellement amoureux, tous les deux. Je te l’ai même dit, le lendemain, votre entente crevait les yeux.

– C’était il y a près de trois mois. Il a rencontré quelqu’un peu après, je suppose.

– Marie, est-ce que tu es sûre, ou est-ce que tu supposes ?

Léna cherchait du regard les yeux de Marie qui se refusaient. La voix pointue de Claire s’éleva :

– A la Toussaint, on pourrait se retrouver sur le bassin d’Arcachon… Théâtre à Bordeaux…Visite des caves…

Léna n’en serait pas non plus. Elle serra les dents et tendit l’oreille vers Marie.

– Je n’ai aucune preuve, bien sûr. Il y a des signes qui ne me trompent pas. Nous sommes mariés depuis plus de vingt ans, je connais Richard par cœur. Etre chef de service à l’hôpital est un métier difficile, il affronte des situations assez dures et psychologiquement très lourdes, alors oui, il a déjà eu quelques aventures d’un soir. Il rentrait tourneboulé, il était malade pendant deux jours puis tout rentrait dans l’ordre. Il m’en parlait une semaine après. C’étaient des coups de peau qui sont arrivés à des moments où il ressentait un besoin immédiat de se sentir encore vivant. Ce n’était pas important pour lui, donc ça ne l’était pas pour moi. Là, c’est différent. Il rentre tous les soirs, mais c’est comme s’il n’était pas là. Il est distrait, évasif sur sa journée, il ne participe plus aux activités familiales.

– Il n’a pas de problème de santé ?

– Non. En tant que chirurgien, il est suivi régulièrement à l’hôpital, il a fait un bilan en juin et tout était normal. J’ai vu les résultats.

Le cœur de Léna s’accéléra : ça parlait d’enfant à côté. « Et pour l’anniversaire de Hugo, le 20 septembre prochain, tu invites qui, Sandra ? Maxime, Benoît, Charles, Bertille, Romain… et Chloé ? Invite Chloé, elle est adorable cette petite ! »

Bien sûr, une fois encore, Simon ne serait pas invité. Quelles garces !

Léna serra les poings sous la table et revint vers Marie.

– Peut-être a-t-il des soucis à l’hôpital ? Une coupe sombre dans son budget, une rivalité avec un collègue, un dysfonctionnement quelconque dans son service ?

– Tu penses bien que je lui ai posé la question. Il m’a renvoyée dans mes buts, me disant que des problèmes comme ça, il en avait tous les jours. Je te dis qu’il y a une femme là-dessous.

– Vous ne vous êtes pas disputés ? Il fait la tête et tu imagines je ne sais quoi, parce que tu ne supportes pas de le sentir loin de toi ?

– Nous avons eu des mots pendant les vacances, comme il y en a dans tous les couples. Nous sommes partis trois semaines aux Etats-Unis, en famille, et Richard a passé beaucoup de temps au téléphone. Il a même refusé de faire avec nous quelques excursions, je me suis retrouvée seule avec les enfants. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Il tenait tant à ce voyage ! Là-bas, il critiquait tout, les encombrements à New York, les fast-food, la foule à Miami… Il n’avait qu’une envie, rentrer ! En août il a refusé de nous accompagner dans le Luberon,  dans notre maison de famille, il ne nous a rejoints qu’un week-end. Je lui ai demandé des explications, qu’il ne m’a pas données bien sûr, disant que je me faisais des idées, qu’il m’aimait toujours autant mais qu’il avait besoin en ce moment de calme, de solitude. Tout ce fatras que les hommes racontent quand ils ne savent plus où ils en sont et qu’ils se demandent s’ils ne vont pas commencer une nouvelle vie, avec une nouvelle femme.

– Marie, tu te fais du cinéma. Peut-être se pose-t-il des questions sur sa carrière, sur l’intérêt de sa vie, sur ses choix professionnels ?

– Léna, j’ai bientôt quarante-cinq ans et j’ai trois enfants ; certes je mène une vie ultra privilégiée et je m’entretiens, mais je ne peux pas lutter contre une jeunette de vingt-cinq ans. Richard en aura bientôt cinquante, et…

– Marie, tu me sors un tissu de banalités, dignes d’un mauvais roman. Ton mari est solide, sérieux, il a une femme extra, trois enfants superbes, une situation plus qu’enviable, une maison magnifique, et tu crois qu’il prendrait le risque de tout perdre ?

Léna grinçait des dents, en silence. Etats-Unis, Luberon, maison de famille… Elle n’avait rien de tout cela, pas de mari et peu d’avenir, et elle se trouvait à réconforter et rassurer une bourgeoise en pleine crise de couple, une midinette éplorée.

Et ça piaillait toujours sur sa droite :

– Un job à mi-temps chez Leroy et Desmarets, les avocats de la place Jaurès, ça te dit, Valérie ? Tu cherchais de l’occupation… Des collègues de François, mais dans le pénal… Non, pas besoin de qualifications. Oui, pas mal payé. Tu as la flemme ? Bon, on oublie, je lui dirai que tu n’es plus intéressée… 

« Mais moi, ça m’intéresse, Sandra ! Et tu ne m’en parleras pas, bien entendu ! Je galère avec ce job pourri à la mairie, je ne trouve rien car j’ai un gamin mais pas de diplôme, et pas de relations. A trente ans, je suis encore chez mes parents. Vous avez tout, les filles, et vous refusez de partager ? Parce que je ne suis pas de votre milieu ? Oui, mon père était artisan maçon, il s’est endetté à quarante ans pour racheter une ruine et il a reconstruit sa maison tout seul. Non, je n’ai pas fréquenté Saint-Ignace, j’étais à l’école publique, puis au collège et au lycée publics ; non, je ne suis pas allée plus loin, mes parents n’avaient pas fait d’études ; oui, j’ai fait pas mal de bêtises après ; non, je ne sais pas qui est le père de Simon mais j’ai gardé le bébé, sans ressources, je l’ai aimé, élevé, et lui, au moins, fera des études et sortira de son milieu... Depuis deux ans, je tape à vos fenêtres, mais le cercle ne s’ouvre pas ! Alors ne vous étonnez pas si je prends ce que vous ne voulez pas me donner ! Car je le prendrai, je l’ai d’ailleurs déjà pris. »

Finalement, tout bien pesé, elle les haïssait, ces garces de bourgeoises…

Et Marie poursuivait, les larmes aux yeux :

– Il ne me touche plus, Léna, ou si rarement. Il a la tête tellement ailleurs que je pourrais m’endormir qu’il ne s’en rendrait même pas compte ! Et ça me fait un mal de chien…

– Arrête ton cirque. Tu te fais mal toute seule. Si Richard avait voulu te quitter, il aurait eu mille occasions de le faire. Or il est toujours là.

A la table voisine, Claire se levait.

– Hou là là… Déjà 9 h 20 ! Rosa doit attendre devant ma porte. Je me sauve. Bisous, les filles !

Le calme revint aussitôt dans le bistrot.

Marie renifla sans plus se cacher.

– Tu le penses vraiment, Léna ?

– C’est une évidence. Richard traverse sans doute une période de creux et ne veut pas t’inquiéter. Tu as assez à faire avec tes ados. Et c’est un grand garçon, qui gère ses problèmes tout seul. Sois patiente, laisse-lui du mou, et tout redeviendra comme avant.

Une sonnerie retentit alors. Léna fouilla dans son sac, sortit son téléphone et l’ouvrit :

– Allô ! Je te rappelle… Oui, tout de suite !

Elle referma l’appareil et se tourna vers Marie :

– Ma mère… Ça risque d’être long.
Marie se leva et réussit à sourire :

– Je te laisse. Merci, Léna. Pour tout. Ne bouge pas, je règle ton café… A demain.

Léna l’embrassa et se rassit, pensive. Revint quatre mois en arrière.

Mai, la kermesse de l’école... La table immense recouverte de victuailles : sandwiches, boissons, gâteaux, brioches… Des mères assuraient la vente et des pères géraient l’approvisionnement. Parmi ces couples qui œuvraient dans la bonne humeur, Léna avait ressenti plus durement encore le poids de sa solitude. Elle en avait remarqué un, grand, solide, aux tempes argentées et au visage ouvert, qui lui avait souri. Elle avait oublié ses principes (pas à l’école !) et lui avait répondu. Pourquoi pas lui ? Sa femme était probablement derrière la table, pas très loin. Tant pis, cette bourgeoise paierait pour les autres, toutes les autres ! Léna avait sorti le grand jeu, ses yeux verts avaient fait merveille, son sourire aussi. Personne n’avait rien vu, elle lui avait laissé son numéro de téléphone. Il avait appelé, ils s’étaient revus.

Elle se leva, sortit en faisant un signe de la main à Stéphane et pressa une touche sur son téléphone :

– C’est moi, mon amour. Où es-tu ? Tu seras chez moi dans dix minutes ? Je t’y attendrai. Oui, mes parents sont encore absents pour quinze jours. Mais il faudra nous organiser autrement pour les mois à venir. Oh, Richard, si tu savais comme je suis impatiente !

Léna referma son portable d’un coup sec et accéléra le pas, les yeux pétillants et la bouche gourmande.

« Je ne m’appelle pas Léna, les filles, mais Marlène, oui, je sais, c’est beaucoup moins chic… Désolée, Marie, mais c’est tombé sur toi. »