Episode 1 

 

- Qu’est-ce que vous avez là ? demanda-t-il tout à trac. C’est quoi ce tableau ? 

C’est en revenant sur ses pas pour reprendre son parapluie, que mon patient se retrouva nez à nez, à travers la porte vitrée du salon, avec le portrait. 

Il n’y avait aucune raison, les fois précédentes, pour que son regard se portât de ce côté-là puisque, à son arrivée, je l’accueillais sur le seuil et, le priant de me devancer, canalisant de mon pas pressé son cheminement, je le suivais jusqu’à l’entrée de mon cabinet.

Que, lorsqu’il en sortait, je le précédais vivement jusqu’à la porte de l’appartement pour alors m’effacer et le laisser partir, lui dérobant à mon insu la vue au-delà de la porte vitrée, la vue sur le portrait…

Mais cette fois, il y avait eu l’oubli de son parapluie, une trajectoire de retour légèrement gauchie, l’angle particulier sous lequel son regard s’était hasardé à travers la porte vitrée.

- C’est quoi ce tableau ? redemanda-t-il.

Il se relevait, son parapluie à la main. Et moi, j’étais tellement surprise par la question, et son ton si abrupt, que je bafouillais un peu :

- C’est un portrait, un portrait qui…

Il ne me laissa pas finir.

- Je le vois bien que c’est un portrait. Vous savez de qui ?

- Eh bien justement non et…

Il m’interrompit à nouveau.

- C’est elle… C’est elle. Vous savez que je suis marchand de tableaux ?

- Non, je ne savais pas.

Je ne le savais pas.

- Je suis le quatrième de la lignée…

- Ah…

- Quand les Brasseur ont commencé à monter sur les tréteaux, mon arrière-grand-père a commencé sa collection de tableaux…

Je commençais à retrouver mes esprits et me demandais où il voulait en venir lorsqu’il reprit :

- Bien sûr ça pourrait être un de ses élèves… Bien qu’il n’en ait jamais eu un à proprement parler… mais elle… c’est elle… sa pâleur de rousse, le bleu si particulier de ses yeux… les cheveux moins éclatants que dans l’illustrissime tableau… vous savez, son portrait au mir… certes… mais vous savez, ils varient du blond vénitien au roux d’une toile à l’autre… dans le sommeil, par exemple… L’avez-vous fait nettoyer ?

- Pardon ?

J’étais tellement décontenancée par l’attitude de mon patient, le code de nos échanges tellement altéré – à vrai dire complètement inversé – que je ne comprenais pas la moitié de ce qu’il me disait.

- Le tableau, l’avez-vous fait nettoyer ?

- Oui, lorsque…

Il ne me laissait décidément finir aucune de mes phrases.

- Même la fossette au menton. Avez-vous remarqué comme au XIX° siècle, on aimait les fossettes au menton ?

- Non, je n’avais pas…

- Il faut que j’y aille, j’ai pris du retard.

Là tout de même, j’ai trouvé qu’il avait un sacré toupet et je suis retombée sur mes pattes :

- Je suis navrée cher monsieur, c’est vous qui…

Mais il se précipita par la porte restée ouverte.

 

***

 

Mon patient ne pouvait pas deviner le trouble – le mot est faible – dans lequel ses quelques mots me jetteraient. Pas à l’instant même (je mets un temps infini à réagir), mais dans les heures qui allaient suivre. Toute la soirée. Puis la nuit.

A ce moment d’extrême vulnérabilité de ma vie, celui de la disparition de mon frère aîné, ce frère rétif mais comme moi jeté dans la tourmente familiale, l’idée me taraudait que ce tableau avait pouvoir de rétablir, se jouant de la mort, quelque chose dont j’ignorais la nature.

Il y avait là en tout cas, un signe, un de ces signes que nous sommes si enclins à chercher, si ce n’est à inventer, dans ces moments terribles de nos vies où seul l’irrationnel apporte un peu de douceur à nos douleurs.

 

Cette nuit-là sur l’écran j’ai regardé plusieurs portraits de cette femme, dont mon patient venait de me dire qu’elle était le modèle de mon tableau. Quelques tableaux aussi représentant prétendument d’autres modèles. Mais pour plusieurs de ceux-là c’était pourtant elle encore, bien elle dont il avait parlé : je la reconnaissais, endormie dans le sommeil, souveraine dans les vagues, debout dans l’océan, le ciel noir qui plane au-dessus ne pouvant rien contre elle dite « au bain », peut-être tout simplement parce qu’elle était l’émanation même, la divinité marine, ou encore, fascinée, attentive à elle-même, se mirant au miroir. Mais femme chaque fois absente à celui qui la regardait : yeux clos ou yeux baissés, ou de profil, de trois-quarts à l’extrême rigueur, sa chevelure blond vénitien ou flamboyante cascadant sur ses épaules, bien elle dans le jaillissement de sa chair blanche hors de l’obscurité d’une palette sombre, ou du vert d’huître des vagues frangé d’écume, ou sertie dans l’écrin d’une terre païenne, habitée de promesses et de menaces.

 

A la consultation suivante, mon patient et moi avons cherché la signature sur le portrait. Je ne me souvenais plus où elle était placée. Lorsque nous l’avons trouvée, il s’est brusquement assombri. La signature n’était pas la bonne. C’est-à-dire que la toile ne portait pas le nom qu’elle aurait dû.

 

Je le lui avais dit pourtant, lorsqu’il était arrivé ce jour-là, que c’était le patronyme « Robert » qui avait été révélé lors du nettoyage de la toile, et non pas le nom prestigieux auquel il avait pensé. Mais alors ça n’avait pas semblé le gêner. Pourtant après l’avoir lu de ses yeux, il fut aussi radical que la fois précédente, mais dans le rejet, comme un désaveu de paternité, comme s’il m’en voulait de sa déception. Presque comme s’il m’accusait d’être l’instigatrice d’une tromperie. Il parla de copies, de faussaires, de toiles à la manière de, d’une façon précipitée. Mais, essayais-je de lui dire, un faussaire ne signe pas de son propre nom, et puis le portrait n’est pas d’un vague imitateur mais d’une facture magistrale. Comment est-ce que lui, marchand de tableaux, ne le ressentait-il pas ? Et enfin était-il impossible, impensable que, pour une raison obscure et qui nous échappait, cette toile soit signée d’un autre que son auteur ?

Il ne répondit pas.

Lorsqu’il partit ce jour-là, je me demandai si je ne l’avais pas perdu comme patient.

  

  Episode 2  


Mon patient se désintéresse donc du portrait. Mais à ma fascination de toujours pour ce tableau se conjugue maintenant une curiosité pour l’artiste qui ne me lâche plus. Me tenaille, me torture presque. Pour un oui pour un non, je me lève de ma table de travail ou je quitte la cuisine. J’entre au salon. « Tu ne tiens plus en place », me dit-on. Moi qui ne suis pas collectionneuse, je collectionne les moments où je me poste devant lui. Comme s’il allait finir par me révéler tout de celui qui tenait les pinceaux. Puis je me noie en elle.

Depuis si longtemps j’avais renoncé, puis fini par oublier de la regarder. Je ne voyais plus que le profil de bois doré du cadre. C’est que la voir n’est pas chose aisée. On ne la voit pas d’emblée dans le salon – si discrète sur le petit pan de mur – ni en y entrant, ni assise sur aucun des sièges qui s’y trouvent. Il faut glisser le long de la table basse, contourner un canapé puis se faufiler entre les deux cabriolets, se déplacer légèrement vers la lumière – là, on ne peut se trouver nez à nez avec elle, le petit guéridon Louis-Philippe s’interpose et permet aussi d’avoir du recul pour pouvoir, enfin, la contempler.

  

J’ai acheté le Bénézit, la bible en quatorze volumes des amateurs de peinture. L’annuaire très prisé des peintres recensés. Le tableau ne porte donc pas la signature qui, selon mon patient, enfin selon son dire du premier jour, aurait dû figurer sur ce portrait, mais le nom de « Robert ». Dans ce guide, au XIX° siècle, pas moins de dix Robert ayant peint avec suffisamment de brio ou de constance, pour y figurer. Certains qui ont touché à tous les genres. Mais parmi ceux qui ont eu pour le portrait une affinité particulière, deux attirent mon attention : une femme, Mathilde Robert, dont un tableau, « La Vénitienne », se trouve au palais des Beaux-Arts à Marseille.

 

Marseille, la ville de ma mère.

 

L’autre, Paul Robert, portraitiste attitré de la bonne société de la Troisième République, mérite aussi attention. A la double raison qu’il était le jeune protégé du peintre célébrissime que mon patient, pendant quelques jours, a cru l’auteur de mon tableau. Et que, raison enfantine, magique, l’un de ses tableaux se trouve à Lille. « Lille », c’est ainsi qu’était appelée  – je n’ai jamais su son prénom véritable – la sœur de mon arrière-grand-mère, celle-là qui a renoncé à son tableau pour l’offrir à l’épouse de son neveu : ma grand-mère Herminie.

Sur ce peintre Paul Robert, on peut consulter un dossier au musée d’Orsay.

Mais Marseille d’abord.

      

J’appelle le musée des Beaux-Arts. Il est fermé pour travaux… Pour dix ans. Dix ans ! Qui peut échapper à la pensée que dans dix ans… Dieu seul sait… Puis à ce moment-là je me souviens avoir lu un grand article dans les pages culturelles d’un journal sur ce projet ambitieux, un chantier titanesque à venir…

Alors voilà, des milliers de m2 de galeries à recaser. La ville privée pendant dix ans de ses peintures, de ses sculptures. Stockées dans des réserves innombrables, et dans les caves d’autres musées de la ville. Invisibles à tous.

J’insiste. J’apprends alors qu’en prenant rendez-vous avec la conservatrice, en justifiant de recherches, il est possible de se faire montrer, dans ces réserves, telle ou telle œuvre. En attendant, la conservatrice me propose de m’envoyer par la poste et par Internet la reproduction de « La Vénitienne ».

Un soir, sur l’écran de l’ordinateur, elle apparaît.

 

C’est un portrait en pied, magnifique, d’une jeune femme brune, à l’expression retenue et pleine de charme. Elle porte une robe soyeuse, matelassée, d’un vert éclatant et profond, ceinturée d’une écharpe à motifs fleuris. Ce qui fait la particularité de cette toile est le plat que la jeune femme tient délicatement, par le dessus, de ses doigts repliés sur les bords ; qu’elle présente, un peu de côté, une jambe légèrement pliée, comme posée sur un petit tabouret. Et qui confère à ce portrait une dimension particulière. Il s’agit d’une femme affairée ou qui a à voir avec l’usage de ce plat. Ou plutôt la symbolique de ce plat. Qui est peut-être le vrai sujet du tableau. Il est rond, en faïence jaune mouchetée cerclée de brun, et surtout, surtout, s’enroule en son centre un animal fabuleux, scorpion serpent dragon.

 

 A suivre... 

 

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